
Simusiga, le jour de l’extermination
Que s’est-il passé à Bisesero ?
« On voudrait surtout qu’au moins soit respectée la parole des victimes. »
Que s’est-il passé à Bisesero ?
« On voudrait surtout qu’au moins soit respectée la parole des victimes. »
Préface du livre de Serge Farnel Simusiga Le jour de l’extermination
Ou comment des soldats français ont massacré à l’arme lourde les derniers résistants du Rwanda :
Que s’est-il passé à Bisesero ? On l’a appelé le « ghetto de Varsovie » du Rwanda, car comme en avril-mai 1943, en avril-mai 1994, les Tutsi de Bisesero, comme les Juifs de Varsovie, résisteront contre les entreprises génocidaires les visant.
Au Rwanda, c’est à mains nues, armés de cailloux, que les dizaines de milliers de Tutsi réfugiés sur les collines de Bisesero se défendront contre les vagues de miliciens génocidaires, d’abord avec succès, pendant des semaines, jusqu’à finir par les décourager.
Mais à l’approche de la mi-mai intervient un grand changement, les génocidaires recevant le renfort de soldats blancs, identifiés comme français par nombre de témoins.
Ces assassins venus de loin étaient équipés d’armes lourdes, assez puissantes pour retourner la terre, qui débusqueront les Tutsi de leurs cachettes, les livrant aux machettes des paysans mobilisés en très grand nombre pour l’occasion.
Ce 13 mai 1994 restera comme « le simusiga », « le jour le plus cruel »... « Le jour de l’extermination », parachevant le génocide. Des dizaines de milliers de Tutsi seront alors tués, femmes, enfants et vieillards compris.
« Aucun témoin ne doit survivre… » Cette phrase donnait son titre au rapport de Human Rights Watch et de la FIDH, en 1999. On comprend maintenant que ces « témoins » qu’il fallait faire disparaître à tout prix, c’était ceux qui avaient vu les Blancs. Car c’était ça, le grand secret, l’indicible, l’inavouable : des soldats français avaient participé directement aux massacres, et il valait mieux que cela ne se sache pas, bien sûr. Comme il restait toujours de ces « témoins » fin juin, l’armée française se compromettra en participant une nouvelle fois à leur débusquage, cette fois sans armes, sous couvert d’intervention humanitaire, et même au vu de journalistes.
Cette ultime « bavure » provoquera d’abondants débats, permettant que le public entende parler de Bisesero, mais pas du simusiga de la mi-mai, ni de la participation beaucoup plus active qu’ont pu y apporter des soldats français. Une participation active, directe, à Bisesero comme en d’autres lieux, tout le long du génocide, alors même qu’il n’était plus censé y avoir de Français au Rwanda.
Vingt huit ans plus tard, ça ne passe toujours pas. Il faudrait faire la chronologie de toutes ces années, car il n’est pas passé une saison sans que le scandale ne produise son écho. On se souvient de la Mission d’information parlementaire présidée par Paul Quilès, en 1998, qui faisait suite aux formidables séries d’articles dues à Patrick de Saint-Éxupéry, parues dans le Figaro pour le centenaire du J’accuse d’Émile Zola.
Six mois d’investigations parlementaires accoucheront d’un épais rapport. Sa lecture, comme l’ensemble des auditions, permettait de conclure à des responsabilités françaises accablantes – confirmant amplement l’enquête de Saint-Éxupéry –, ce qui n’empêchera pas Quilès, ancien ministre de Mitterrand, de dire à répétition, dans la presse comme en préface du rapport, le contraire de ce qu’avait constaté la Mission d’information.
On oublie les épisodes, mais la Commission d’enquête citoyenne (CEC), en 2004, pour le dixième anniversaire, reprenait le dossier avec force, Georges Kapler rapportant du Rwanda des témoignages de rescapés et de bourreaux qui laissaient apparaître la participation directe de l’armée française, que nul n’avait réellement osé envisager jusque-là.
Un peu avant, en 2002-2003, une autre documentariste, Cécile Grenier, avait fait le voyage et passé plus de six mois à réaliser une masse d’entretiens avec des témoins victimes ou bourreaux qui, de même, rapportaient que des soldats français avaient participé directement au génocide, pendant ces trois mois d’avril à juin où ils n’étaient pas censés être là, au long de ce qu’on pourrait appeler l’opération sans nom.
La CEC, en particulier grâce aux apports du politologue Gabriel Périès, expliquant les arcanes de la doctrine de la « guerre révolutionnaire » de l’armée française, mettait à jour le Commandement des opérations spéciales, complètement méconnu jusque-là (dont l’acronyme COS est bien connu aujourd’hui, ce dispositif fonctionnant toujours à plein régime).
Un simple arrêté, très laconique, datant de juin 1992, avait institué ce COS, permettant d’organiser une chaîne de commandement simplifiée au maximum, qui met sous les ordres directs de l’Élysée les unités d’élite intervenant sur le terrain. Une procédure qui avait l’avantage d’offrir un niveau de secret ultra-renforcé pour les politiques criminelles qui étaient alors mises en œuvre simultanément au Rwanda et en Bosnie.
Secret total, avec chaîne de commandement particulière, dépendant du Président seulement, par l’entremise de l’amiral Lanxade, jusque-là chef d’état-major particulier de Mitterrand. Lanxade prendra ses fonctions de chef d’état-major des armées fin 1991, peu avant que soit institué ce dispositif parfait, taillé sur mesure. Celui-ci permettait d’entreprendre confortablement n’importe quelle politique inacceptable, comme le soutien à la politique d’expansionnisme serbe, qui se faisait au prix de la « purification ethnique » en Bosnie, ou l’extermination des Tutsi, qui s’engageait alors au Rwanda, avec en particulier la création des milices génocidaires – les tristement célèbres Interahamwe, dont on sait qu’elles ont été souvent entraînées par des soldats français (en plus de nombreux témoignages, on a des photos de ces entraînements innocents des massacreurs de Tutsi, où l’on voit des soldats français en uniforme diriger la manœuvre).
Un travail forcément « secret », demandé à des unités des forces spéciales habituées à l’action clandestine, si souvent inavouable. Des unités qui interviendront à différents moments, et en fait tout le long du processus génocidaire, de sa mise en place jusqu’à son achèvement, sous des formes diverses, mais toujours sous le commandement du COS, chargé de coordonner ce qu’on qualifiait ainsi d’« opération spéciale ». Le génocide pourrait s’appeler aussi « l’Opération spéciale » – première du genre et non la moindre.
On passe les épisodes, mais au lieu de travailler à mieux éclairer la question, toutes ces années auront vu se déployer dans l’espace public le travail de Pierre Péan, journaliste réputé pour aborder les dossiers les plus sensibles, qui se déshonorera en parrainant ce qui deviendra l’important courant négationniste qu’on connaît aujourd’hui, lequel s’exprime notoirement dans l’hebdomadaire Marianne, par exemple, avec le concours inlassable d’un homme qui pourrait avoir à répondre devant les tribunaux, en tant que proche adjoint de François Mitterrand tout au long du crime, Hubert Védrine.
D’autres se sont compromis dans cet exercice nauséabond de réécriture historique, du camerounais Charles Onana à la canadienne Judi Rever, toute une littérature médiocre que Védrine encense, s’appuyant sur elle pour persister à défendre inconditionnellement la politique de François Mitterand qu’il secondait avec diligence en 1994, la politique du génocide. Malheureusement pour lui, même le timide rapport Duclert ne laisse aucun doute sur les très lourdes responsabilités de l’Élysée, sous les ordres duquel l’armée française a formé, encadré et soutenu l’armée génocidaire rwandaise également financée et approvisionnée par le budget français.
À noter que ce « négationnisme »-là, partagé par nombre de responsables militaires, ne se hasarde pas à nier forcément la mort d’un million de Tutsi, mais tente d’abord de « relativiser » le génocide en inventant un « deuxième génocide », puis d’en déplacer la responsabilité, interchangeant victimes et bourreaux, préférant accuser le FPR libérateur, et niant surtout le crime français. Un crime pourtant déjà reconnu de fait par la Mission d’information parlementaire de 1998, reconnaissance explicitement confirmée, vint-trois ans plus tard, avec le rapport de la Commission d’historiens présidée par Vincent Duclert. Entretemps, entre deux rapports, on aura eu droit aux indécences d’Hubert Védrine et de Pierre Péan, appuyée par une pluie de mémoires de militaires et quelques essayistes alignés sur la position de l’armée. Des argumentaires produits « en défense de la France », qui serviront surtout à ses alliés les génocidaires rwandais poursuivis devant le Tribunal international d’Arusha, en abreuvant la rhétorique de leurs avocats.
Mais le travail de la critique se prolongera, depuis ces premiers jours où François-Xavier Verschave et Sharon Courtoux organisaient, en novembre 1994, le « contre sommet africain » de Biarritz où l’essentiel était déjà dit et même documenté. La journaliste belge, Colette Braeckman, y rapportait les informations qu’elle avait recueillies sur l’attentat, incriminant des soldats français, ce qui en disait long sur les responsabilités de Mitterrand, maître d’œuvre de l’entreprise génocidaire de bout en bout. On disposait même d’un document accablant avec le rapport de mission d’un lieutenant-colonel de l’armée rwandaise, Ephrem Rwabalinda, qui attestait d’une rencontre à Paris avec le général Huchon, chef de la Mission militaire de coopération, au cours de laquelle celui-ci promettait du soutien en matériel comme en personnel – « des coups de mains dans le cadre de la coopération » –, en plein génocide, et à la veille du 13 mai… Un détail qui prend tout son sens depuis qu’on a entendu les témoins du simusiga, mais dont on disposait déjà ! La responsabilité des autorités françaises était démontrée, mais cela n’intéressait pas grand monde.
En janvier 1995, un journal que j’ai eu l’honneur de diriger, Maintenant, dénonçait les responsabilités complémentaires de la presse, qui taisait l’énorme scandale, empêchant le Rwandagate qu’on aurait pu espérer. Un désintérêt qui oblige encore aujourd’hui à redécouvrir le sujet, comme s’il était neuf, à chaque fois qu’il revient à la une, les journalistes se trouvant toujours dans la position de qui ignorerait tout du dossier, interrogeant des experts qui sont pour la plupart des citoyens engagés dans la recherche de la vérité – et si des journalistes s’intéressent à la question, ils apparaissent comme militants, la corporation restant extrêmement tiède, à ce jour, pour dénoncer ce qui restera probablement dans l’Histoire comme le plus grand crime néo-colonial. En 1998, Patrick de Saint-Éxupéry brisait cette omerta dans Le Figaro – provoquant aussitôt la création de la Mission Quilès.
Des chercheurs indépendants, comme Jean-Paul Gouteux et Jacques Morel, accumuleront une documentation accablante, nourrissant en particulier l’association Survie dirigée par François-Xavier Verschave, qui poursuivra au long de ces années un travail critique essentiel. Depuis la disparition de Verschave et de Gouteux, en 2005 et 2006, l’un et l’autre victimes de cancers foudroyants, d’autres citoyens engagés ont pris le relai, comme François Graner qui forcera l’ouverture des archives de Mitterrand, pourtant remarquablement verrouillées (même si des morceaux choisis avaient été largement diffusés parmi les spécialistes).
Encore en 2021, vingt-sept ans après l’extermination des Tutsi, une énième tentative de fermer le dossier de l’implication française voyait le jour avec le rapport rendu par la commission d’historiens nommée par Emmanuel Macron. Cette démarche accompagnera l’exploit d’une réconciliation franco-rwandaise, déjà tentée en 2010, sous la présidence de Nicolas Sarkozy (qui était, en 1994, ministre du Budget du gouvernement Balladur, ce pourquoi il aurait à répondre du financement de cette « opération spéciale » assez coûteuse pour nécessiter son aval). Pour cette nouvelle politique rwandaise, recherchant l’apaisement plutôt que de poursuivre la polémique entre Paris et Kigali, Sarkozy pouvait s’appuyer sur Bernard Kouchner aux Affaires étrangères (dont on se souvient qu’il s’était compromis comme envoyé spécial de Mitterrand en plein génocide). On ira alors jusqu’à reconnaître « de graves erreurs » dans la conduite de la politique française de 1994.
Mais cela n’aura pas suffit, et ce n’est qu’onze ans plus tard, avec ce rapport de la commission Duclert, qu’Emmanuel Macron est parvenu à célébrer ce qui semblerait une réconciliation sérieuse, reconnaissant des torts, mais faisant habilement l’économie d’une véritable demande de pardon, comme des réparations qui s’imposent toujours pour les rescapés encore vivants. Sans parler de la justice. On attend toujours que ces crimes imprescriptibles soient examinés, aucun responsable politique ou militaire français n’ayant eu à répondre à ce jour. Encore une fois, la presse comme le Parlement, ces deux supposés poumons de la démocratie, sont remarquablement absents des débats.
Quant à la vérité historique, Vincent Biruta, ministre rwandais des affaires étrangères précisera les choses dans une interview donnée à France 24 : « Ces deux rapports constituent une contribution importante à la compréhension du passé... Mais cela ne veut pas dire que tout a été dit, que tous les actes posés par les uns et les autres ont été examinés à a loupe, que la conclusion est tirée définitivement… Il y a des archives qui ne sont pas encore accessibles maintenant… peut-être à l’avenir on pourra analyser ces autres archives et peut-être tirer d’autres conclusions. » De fait, même s’ils ont été obligés de reconnaître ce qui était à l’évidence l’engagement français aux côtés du régime génocidaire, Quilès comme Duclert (comme le rapport Muse commandé par le Rwanda) ont fait l’impasse sur ce qu’on pourrait appeler les aspérités du dossier, qui imposeraient de saisir la justice – et de réformer en profondeur les institutions, au moins en retirant à l’Élysée les « pleins pouvoirs » qui lui sont octroyés pour disposer des armées à la guise de son locataire.
Entre autres choses, on oublie opportunément le dossier gênant de l’attentat intervenu le 6 avril 1994, au départ du génocide, dont avaient étés victimes en particulier les présidents du Burundi et du Rwanda, Cyprien Ntaryamira et Juvénal Habyarimana. Le rapport Duclert écarte en un paragraphe l’hypothèse d’une responsabilité française dans cet attentat, malgré l’évidence, indiscutable depuis que les enquêtes balistiques ont établi que les missiles ayant abattu l’avion présidentiel rwandais sont partis du camp de Kanombe où des « assistants militaires » français étaient à demeure, avec leurs élèves et alliés hutus génocidaires de la garde présidentielle rwandaise (qui sera la force motrice du génocide).
Le simple fait qu’il ait fallu attendre 1998 pour que la justice s’intéresse à cet attentat, bien qu’il ait parmi ses victimes le personnel français de l’avion, disait combien on avait préféré détourner le regard dès le premier jour. Pire : le juge Bruguière mènera alors pendant des années une instruction fantaisiste, à charge de l’hypothèse techniquement infondée d’un attentat qui aurait été commis par le FPR sous la responsabilité directe de Paul Kagamé, ce qui servira surtout à nourrir les thèses négationnistes de Péan et consorts. Il aura fallu attendre que Bruguière prenne sa retraite et que le dossier soit repris par le juge Trévidic pour qu’enfin soit réalisée, en 2012, l’expertise balistique indispensable qui mettait un terme au débat, l’enquête se concluant par un non-lieu au bénéfice du FPR accusé absurdement par Bruguière, mais ne recherchant prudemment pas les responsables pourtant clairement désignés par la même preuve balistique... Vingt-sept ans plus tard les rapporteurs de la mission d’historiens officiellement désignés pour faire la lumière auront toujours les mêmes pudeurs, ne cachant pas à cet endroit leur ordre de mission implicite, qui était de limiter la critique au maximum, en fournissant un rapport acceptable, pas trop dérangeant.
Mais ce qu’il a fallu oublier surtout, pour conclure la réconciliation franco-rwandaise, c’est le dossier de la participation directe aux massacres, très au-delà d’une simple complicité ou connivence avec les forces génocidaires rwandaises, un dossier ouvert au moins depuis 2004.
Les nombreux témoignages recueillis en 2003 par Cécile Grenier ne seront pas diffusés, mais on en aura assez vu pour savoir qu’il ne s’agissait quasiment que de ça. Les entretiens réalisés par Georges Kapler ne seront eux aussi que très partiellement livrés au public, lors des auditions de la CEC. Suffisamment toutefois pour qu’on comprenne là encore que l’accusation contre l’armée française changeait de nature. Il restait à instruire plus complètement le dossier. C’est ce que feront Serge Farnel, en 2009 et 2010, puis son éditeur, Bruno Boudiguet, qui récapitulera l’ensemble du éléments établissant la participation directe au génocide dans un livre, paru en 2014, Vendredi 13 à Bisesero, ajoutant des dizaines de témoignages à ceux déjà recueillis.
Disons-le ici sans détour : ces travaux n’auront simplement pas été reçus. « Jamais personne n’a prétendu que des soldats français ont participé au génocide », affirmait Patrick de Saint-Éxupéry face à Edwy Plenel, sur le plateau de Mediapart, en 2014. Pourtant, peu après la parution du livre de Bruno Boudiguet, à l’occasion de ce vingtième anniversaire, Paul Kagamé suscitait l’émoi en déclarant que « la France a participé ». Revenant alors dans Jeune Afrique sur « le cas de la France », il constatait que « vingt ans après, le seul reproche admissible [aux yeux de la France] est celui de ne pas en avoir fait assez pour sauver des vies pendant le génocide ». « C’est un fait, mais cela masque l’essentiel : le rôle direct de la Belgique [ancienne puissance coloniale] et de la France dans la préparation politique du génocide et la participation de cette dernière à son exécution même. »
Interpelé à ce sujet lors d’une interview sur France 24, en mai 2021, après la parution des rapports conciliateurs produits simultanément en France et au Rwanda qui occultent cette participation directe, le président Kagamé n’en assumait pas moins ses déclarations : « J’ai le droit d’avoir ma propre opinion. J’ai vécu cette situation, j’en faisais partie. J’ai dit ce que j’avais à dire. Je peux même croire ce que j’ai dit à l’époque, même maintenant. »
Lorsque Kagamé lançait cette accusation, en 2014, Édouard Balladur, premier ministre au temps du génocide, et Alain Juppé, son ministre des affaires étrangères, s’en étaient scandalisés, demandant que les archives soient ouvertes pour prouver l’innocence de leur politique, ce que le Président mitterrandien François Hollande concédait aussitôt – sans que cela soit suivi d’effet, imposant donc à François Graner, chercheur indépendant et militant de l’association Survie, un long parcours qui se terminera par une victoire en Conseil d’état, bien des années plus tard, en 2021, à l’heure où les mêmes archives, et bien d’autres semble-t-il, étaient ouvertes à la commission Duclert…
Nos historiographes d’État n’auront manifestement pas pris le temps de lire les ouvrages de Farnel et de Boudiguet, ni d’examiner les témoignages de ces dizaines de rescapés ou de bourreaux rwandais qui disent qu’à la mi-mai 1994 la liquidation du « ghetto de Varsovie » des Tutsi du Rwanda s’est faite avec le concours de dizaines de soldats désignés comme Blancs par les rescapés qui les ont vu leur tirer dessus, alors que les génocidaires qui les accompagnaient les identifient plus précisément comme Français.
Oubliés tous ces témoignages, comme l’épais dossier qui les accompagne permettant de conclure quasi certainement qu’il s’agissait là d’un commando piloté depuis Paris par le « commandement des opérations spéciales », dont l’état-major était caché dans les sous-sol du ministère de la défense, boulevard Saint-Germain, mobilisant sur le terrain ces guerriers de tout premier ordre qu’on forme par exemple au camp de Cercottes, près d’Orléans, dans le Loiret, centre d’entraînement du fameux « 11ème choc ». Des soldats d’élite, formés au secret comme au meurtre, dont l’Élysée dispose, en totale discrétion, dans le cadre du « domaine réservé » institué par la V ème République et renforcé très officiellement depuis 1992 par la création de l’effroyable dispositif du COS qui permet tout, même l’exécution d’un génocide.
Encore grâce à Survie, en janvier 2022 un détail accablant s’est ajouté au tableau, avec la révélation du passage par la base aérienne militaire d’Istres, le 9 mai 1994, d’un jet privé avec à son bord l’ancien « gendarme de l’Élysée », le fameux capitaine Barril, emmenant avec lui des « mercenaires » au secours du gouvernement intérimaire rwandais, conformément à la promesse donnée par le général Huchon au lieutenant-colonel Rwabalinda, de « coups de mains dans le cadre de la coopération » s’appuyant sur « la présence physique des militaires Français au Rwanda » et prévoyant également « l’utilisation indirecte des troupes étrangères régulières ou non ».
Au terme de leur périple, Barril et ses hommes arriveront à Goma le 11. À temps pour la réunion préparatoire et les repérages du 12, veille du simusiga du 13. Le timing semble écarter l’hypothèse qu’ils aient été mobilisés en tant que simples leurres, pour accréditer l’idée d’un « mercenariat » agissant indépendamment de l’armée. Qu’il s’agisse de militaires d’active « en congé » ou de mercenaires patentés recrutés pour l’occasion, les hommes de Bisesero font corps avec l’armée française, ils en sont tous issus, et sous diverses casquettes ils font tous le même travail, obéissant aux mêmes donneurs d’ordre. Le statut de mercenaire n’est évidemment là que pour tenter vainement d’écarter la responsabilité de la hiérarchie, dont le contrôle des opérations spéciales est intégral, millimétré, exercé de Paris à la minute, à partir du QG du COS boulevard Saint-Germain.
Une autorisation de l’état-major étant nécessaire pour un tel transit d’avion « civil » à Istres, l’amiral Lanxade, principal responsable, s’est vu convoqué par la juge instruisant le dossier. « Qui a donné son aval pour que le Falcon-900 [avec Barril et ses « mercenaires »] puisse atterrir à Istres ? » lui demande-t-elle sans détour. « Il a fallu, à mon avis, que quelqu’un ayant autorité dise au centre d’essais en vol (d’Istres) “vous allez recevoir l’avion” », répond Lanxade. Il admet que l’ordre aurait pu partir de l’Élysée, et être donné par le général Quesnot, chef d’état-major particulier de Mitterrand, « quelqu’un qui serait apparu comme jouant un rôle officiel et sortant de ses prérogatives », tel Quesnot, qu’il refuse toutefois d’accuser formellement. On ne comprend pas vraiment Lanxade lorsqu’il déclare ensuite que « ça ne peut absolument pas être une implication militaire parce que ce n’est plus de la stratégie indirecte ». Il reconnait toutefois que cela peut relever « d’autres moyens, voire de mercenaires »…
Des mercenaires recrutés en urgence après accord du général Huchon, chef de la mission militaire de coopération, circulant avec l’aval du chef d’état-major particulier du président de la République, ne représenteraient pas une « implication militaire » ? Et ceci se produirait sans que le chef d’état-major des armées – et à ce titre patron du COS qui pilotait précisément le volet secret de l’intervention au Rwanda –, lui, Jacques Lanxade, en sache rien ?
Cette apparition de « mercenaires », et de Paul Barril, renvoie à une précédente information recueillie par Jean-François Dupaquier – un journaliste qui dénonçait le risque de génocide des Tutsi, dans l’Évènement du jeudi, dès les premiers temps de l’intervention française de 1990… –, information suivant laquelle Barril et son « équipe de mercenaires » se trouvaient « sur les collines de Bisesero à la mi-mai 1994 pour conseiller l’extermination des Tutsi… »
Dans un article publié sur le site Afrikarabia, le 28 juin 2013, Dupaquier rapportait de plus un fait très inhabituel dans ce monde de guerriers formés et habitués à faire taire leur conscience qu’« un des mercenaires de l’équipe, peut-être révolté par le “travail” qui lui était assigné, a été tué par un milicien interahamwe le 20 ou 21 juin 1994. » Ce qui donne une petite idée de l’ambiance. Le colonel Jouan, patron du 11e choc, présent au Rwanda pendant le génocide, ainsi qu’il le rapporte dans ses mémoires, non seulement formé mais formateur de ces guerriers sans émotions, a eu lui même le plus grand mal, à son retour de cette mission, qu’il place à part dans l’ordre des horreurs qu’il a pu connaître au long de sa carrière.
Il faut savoir qu’à l’inverse de leur image d’aventuriers sans attaches, les « mercenaires » interviennent toujours sur ordre. Toujours « corsaires », jamais « pirates ». Que les entreprises comme celle de Barril soient de droit privé ne change rien au fait que ces entreprises ne peuvent agir que comme sous-traitant de l’État, lequel ne les autoriserait jamais à faire autre chose que ce qui convient à sa politique. Les « mercenaires » envoyés à la demande de la Mission militaire de coopération, dont l’avion pouvait transiter par un aéroport militaire, pour intervenir dans le cadre d’une action secrète forcément coordonnée par le Commandement des opérations spéciales, n’étaient bien sûr pas des « électrons libres », mais bien des exécutants de la politique décidée par François Mitterrand à l’Élysée et mise en œuvre par le COS sous l’autorité de l’amiral Lanxade, chef d’état major des armées et responsable de ces « opérations spéciales ».
« Couvrez ce sein que je ne saurais voir », demandait Tartuffe. On appellera ça la pudeur française… Surtout éviter la « repentance », devenu un gros mot pour tous ceux qui voudraient protéger éternellement les crimes, invitant forcément à la récidive en organisant l’impunité totale des criminels. La litanie est longue, en effet, des crimes d’État qui demanderaient ce repentir. Dont beaucoup en Afrique. De guerre d’Algérie en guerre du Cameroun, en passant par le Biafra pour finir au Rwanda, les morts se comptent par millions, sous cette V ème République « post-coloniale ». Et les horreurs de la torture comme du largage d’avion inventées à Alger ne seront pas épargnées à travers le monde, jusqu’en Argentine, dans les années 1970, la complicité de l’armée et du monarque républicain permettant d’outrepasser toutes les limites du droit et de la conscience, jusqu’au degré de l’impensable, comme ici.
La reconstitution minutieuse du déroulé des faits – entièrement à base des témoignages recueillis, chaque détail étant sourcé –, nous permet de constater avec effroi que ce 13 mai 1994, au Rwanda, on aura été plus loin que jamais. Des dizaines de milliers de femmes, d’enfants et de vieillards, rescapés sur les hauteurs de Bisesero et protégés jusque-là par des hommes héroïques affrontant les troupes génocidaires avec des cailloux et des bâtons, seront liquidés alors, dans une horrible boucherie. Ce qui fera la différence, le 13 mai, ce sont les armes puissantes qu’apportaient avec eux ces super guerriers français qui en connaissent si bien le maniement.
Ce livre n’est pas facile à lire. Il y a tous ces noms rwandais d’abord. On s’y perd. Et l’action semble tout le temps confuse. Surtout horriblement répétitive. Les noms, ce sont ceux des témoins, le plus souvent des rescapés – ou leurs bourreaux –, qui ont livré leurs douloureux souvenirs à Serge Farnel, lequel a bien voulu écouter leurs témoignages jusqu’au bout, acceptant d’entendre et cherchant à comprendre – non à gommer pour rendre un récit présentable. Car d’autres enquêteurs étaient passés par là et n’avaient pas relevé le « détail » de la présence française.
Un « détail » gênant que personne ne voulait entendre, comme en témoigne la surdité de la commission Duclert, mais pas seulement, très au-delà, tant parmi les journalistes, chercheurs, historiens ou même militants, il est rare qu’on accepte de regarder l’horreur totale qui se déverse là – cette « horreur qui vous prend au visage » qu’évoquait Mitterrand. Ainsi Farnel comme Boudiguet auront été superbement ignorés, plus encore que diffamés. Un jeune militant de Survie, Matjules, qui ne comprenait pas pourquoi personne ne s’intéressait à ces dizaines de témoignages, a voulu aller voir par lui-même. Il aura lui aussi fait le voyage jusqu’à Bisesero, et rapporté à son tour nombre de témoignages, débattant y compris avec les témoins du déni dont ils sont victimes…
On pourrait dire que leur histoire n’est pas « politiquement correcte », au sens où elle ne peut s’intégrer nulle part dans le récit visant la réconciliation tel qu’a contribué à le dresser la commission Duclert. Les autorités rwandaises elles-mêmes le comprennent et ne souhaitent pas insister là où ça fait le plus mal.
Tout le monde comprend que la reconnaissance de ce degré de criminalité ne cadre pas avec l’idée qu’on se fait de la France et de son armée. Lorsqu’on élit un président on ignore qu’on lui donne d’emblée d’aussi larges pouvoirs, allant jusqu’à la possibilité d’ordonner des crimes de masse, et ce en totale impunité, celle-ci étant garantie pour lui-même comme pour ses exécutants qui ne font qu’obéir aux ordres du Président.
Lorsqu’une information ne cadre pas avec l’idée qu’on se fait du monde et de la vie, on la rejette. Serait-ce ce qu’on appelle un « biais cognitif » ? C’est ainsi que ce 13 mai 1994 a bien du mal à entrer à la place où il devrait figurer, comme page la plus honteuse de l’histoire de la France contemporaine. Pour ceux qui voudraient quand même savoir ce qui s’est passé, ce livre résume le récit déjà rendu, plus en détail, dans un précédent ouvrage de l’auteur, Bisesero, le « ghetto de Varsovie » du Rwanda. Et pour qui voudrait remonter à la source, aux paroles enregistrées, on les retrouve in extenso dans Rwanda, 13 mai 1994, un massacre français ?
Le plus dur à entendre, ce sont ces voix, qui disent et redisent, avec de simples mots, ce qui leur est arrivé, et comment tant de gens sont morts autour d’eux ce jour-là. Mais non, il y a plus dur encore, lorsqu’on entrevoit la froideur de ces mercenaires blancs, mercenaires, forcément mercenaires, même s’ils touchaient salaires et primes payés par leur ministère. Et il y a plus dur : de comprendre que le dispositif de ce crime sans nom est demeuré intact.
C’est si difficile qu’on sait d’avance, quand on publie une dénonciation aussi effroyable, qu’elle ne sert a priori à rien, après plus d’un quart de siècle de déni finement brodé. Les forces spéciales restent la fierté de l’armée, et le domaine réservé présidentiel ne fait que prospérer, comme le budget de la défense et les pouvoirs des services secrets. Loin d’avoir progressé, la démocratie et le contrôle des armées n’ont fait que reculer depuis 1994, aucun enseignement n’ayant été tiré de cette sombre expérience.
Qu’espère-t-on alors ? Rien du tout. On ne fait ici que témoigner, ou plutôt rapporter les témoignages qui resteront qu’on le veuille ou non, comme le grain de sable dans la chaussure, l’éternelle mauvaise conscience d’une république décidément malade.
On voudrait surtout qu’au moins soit respectée la parole des victimes.
Et entendue leur terrible histoire.
Michel Sitbon
Ce texte est la préface de :
Simusiga Le jour de l’extermination
Ou comment des soldats français ont massacré à l’arme lourde les derniers résistants du Rwanda
de Serge Farnel
PRÉSENTATION DU LIVRE :
Le 13 mai 1994 est quasiment anéantie la dernière poche de résistance civile au génocide qui, perpétré depuis cinq semaines contre les Tutsi de Rwanda, fera un million de victimes. Sur les collines de Bisesero (ouest du pays), pas moins de cinquante mille civils préalablement encerclés, hommes, femmes, vieillards et enfants, non armés, sombrent sous un déluge d’obus tirés par des artilleurs français. C’est la première fois que les paysans de cette région voient des armes être en mesure de faire trembler leurs montagnes. L’artillerie lourde fait bientôt place à un armement plus mobile (mitraillettes, fusils, grenades…) aussi bien dans les mains de soldats français que rwandais, ce pour un nettoyage désormais systématiquement.
Non, ce génocide ne fut pas qu’une histoire de machettes. Ces dernières, souvent neuves et limées des deux deux côtés en ce vendredi 13, n’interviendront que pour achever les blessés des obus et des balles. Des paysans hutu se chargeront de la besogne, encadrés à cette fin par les milices génocidaires formées un peu plus tôt par des soldats français.
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