Jean Varret : du Biafra au Rwanda, trois millions de morts

Michel Sitbon
5/03/2020

Lettre-ouverte à ce général serviteur de Foccart et ami de Mitterrand, sauveur d’Éyadéma et parrain d’Idriss Déby, accessoirement putschiste en faveur de l’Algérie française, responsable de crimes contre l’humanité au moins deux fois, au Biafra et au Rwanda.

Mon général,

J’achève de lire votre livre, et j’en suis tout retourné. C’est qu’il y a vingt ans, en étudiant votre audition devant la Mission d’information parlementaire sur les crimes de l’armée française au Rwanda, j’avais émis l’hypothèse qu’il y ait eu un brave gars dans l’armée, vous, le chef de la coopération militaire, dont je croyais comprendre qu’il avait été sanctionné pour avoir ordonné aux DAMI, qui constituaient l’essentiel du dispositif engagé dans le pays, de couper court à leur participation à l’action « antiterroriste », l’autre nom de la torture.

Vous nous racontez, vingt ans après, une toute autre histoire, la vôtre, celle d’un militaire de la coloniale, comme on disait jadis, qui aura fait l’essentiel de sa carrière en Afrique.

Permettez que je reprenne les passages que j’ai soulignés en lisant vos mémoires, intitulées « Général, j’en ai pris pour mon grade ». D’abord ce titre semblant se rapporter évidemment à l’épisode rwandais que j’avais eu la faiblesse d’analyser comme vertueux. On comprend la méprise en vous lisant. Vertueuse votre action ? Ni au Rwanda ni ailleurs, votre carrière est, comme pour tout militaire si lourdement investi en Afrique, tout sauf « vertueuse ». Cela fait longtemps que l’armée française a complètement abandonné ce genre de catégories, considérées comme naïves et même dangereuses ou pire criminelles, si on suit les théoriciens de la « guerre révolutionnaire » qui ont opéré leur révolution culturelle dans les années cinquante, au travers des guerres d’Indochine et d’Algérie, où vous étiez.

C’est à la toute fin de votre texte que vous révélez aux naïfs que nous sommes que non, bien sûr, ce titre ne se réfère aucunement au Rwanda où l’on ne peut pas dire que votre carrière ait vraiment souffert, puisque vous finirez au sommet, avec quatre étoiles. Non bien sûr, c’est à vos débuts de jeune lieutenant, pendant la guerre d’Algérie, quand vous participerez au «  putsch des généraux », que vous subirez un « retard de carrière ». Vous n’auriez « jamais dû être promu général », dîtes-vous. Mais en 1982 ces mauvais souvenirs seront effacés par François Mitterrand, le président « de gauche » s’empressant de réhabiliter pleinement les militaires d’extrême-droite qui s’étaient compromis contre de Gaulle.

Vous citez un éditeur qui vous aura posé la question résumant votre carrière : « Pouvez-vous expliquer comment un saint-cyrien peut débuter sa carrière par un putsch et, néanmoins, la terminer avec quatre étoiles ? »

***

Enfant, au pied de la tour Eiffel, en 1941, vous acceptez un pot de beurre offert par un soldat allemand, au grand dam de votre grand-père, qui tente de vous expliquer qu’« on ne parle pas aux boches », alors que vous ne pouvez vous empêcher de penser que ce beurre aurait fait plaisir à votre grand-mère. Le malentendu se prolonge lorsque vous rencontrerez votre père, maquisard résistant, devant qui vous lâcherez ce terrible « mot d’enfant » : « quand je serai grand, papa, je serai milicien », pour recevoir une claque…

Issu d’une lignée de militaires saint-cyriens, faut-il s’étonner de ce tissu de contradictions, de l’enfance à la retraite, avec la mémoire de l’enfer de Verdun, où votre grand-père recevra l’ordre de monter avec son unité dont il savait d’avance que la moitié ne reviendrait pas ? Dressé à obéir, vous vous distinguerez, avec un bon millier d’officiers, par l’insoumission à l’ordre républicain, votre carte de visite s’ornant alors du titre de « putschiste » en défense de « l’Algérie française ».

Vous commencez fort, au Prytanée, sorte d’école préparatoire à Saint-Cyr ou Polytechnique, là depuis 1604, Henri IV… Vous pouvez prétendre hériter de vraies traditions. « Nous sommes tous en uniforme bleu, calot vissé sur la tête pour permettre le salut militaire à tout adulte croisé lors de nos déplacements. » On est en 1954. Le soir, dans la chambrée, vous vous distinguez comme plus anti-FLN qu’anti-communiste. Déjà, la passion pour l’Algérie française où vous vous égarerez bientôt…

Une anecdote ? Un jour « les anciens » décident de refuser les chaussures à clous, en usage depuis la guerre de 14, et dangereuses, les clous dérapant sur les barres métalliques de l’escalier en bois. Le colonel vient rappeler que « la discipline est la force principale des armées », mais la grève des chaussures à clous dure quatre jours pour qu’enfin soient proposées semelles en caoutchouc… « C’est à partir de ce moment-là que j’ai pris conscience de la possibilité de dire non et du pouvoir de ce non  », dîtes-vous. Mieux : « J’ai compris qu’il était possible de contester l’absurdité et même d’enfreindre la sacro-sainte discipline quand les règles morales ne sont pas respectées. » Ainsi que vous le ferez… en Algérie.

Permettez qu’on s’étonne encore de ce que vous voyez un problème « moral » lorsque le gouvernement de la République s’apprêtait à donner l’indépendance à un pays colonisé, accordant ce qu’on appelle le « droit à l’autodétermination des peuples », et que l’épisode rwandais ne vous interroge pas plus. Au fond, on ne sait trop ce qu’est une « règle morale » pour un élève du Prytanée, où on enseignait pourtant la philosophie. Si les chaussures à clous étaient inconfortables, on ne voit pas là quelles « règles morales » n’auraient pas été respectées, mon général. De même lorsqu’il s’agissait de mettre un terme à la colonisation si violente de l’Algérie…

Vous serez recalé cette année-là, justement, en raison d’une « note éliminatoire en philosophie » – un zéro ? –, pour cause de « devoir marxiste ». C’est tout le charme de votre ambiguïté, mon général. Vous étiez clairement rangé avec l’extrême-droite la plus extrême, ce qu’on appellera les « ultras », défenseurs de l’Empire jusqu’au bout, jusqu’à tenter coup d’état, mais vous confessez votre admiration pour votre prof de philo, vrai gauchiste infiltré dans cette école militaire dans l’espoir de former les futurs officiers aux idées nouvelles. C’était… Jean-François Lyotard, futur théoricien de la post-modernité, et alors membre actif du groupe Socialisme ou barbarie, anti-stalinien mais effectivement marxiste… « Le loup dans la bergerie » aurait été « démasqué », et viré, à cause de votre copie « éliminatoire ».

Vous concluez que le Prytanée vous aura appris « les vertus, le moyen de les mettre en pratique mais aussi de ne pas les pratiquer »… Permettez là aussi qu’on s’interroge, mon général. On comprend que ce serait l’essence de l’art militaire, tel qu’on le théorisait précisément alors à l’École militaire des grands, où le colonel Lacheroy opérait sa révolution conceptuelle en expliquant savamment que tous les moyens sont bons quand ils sont efficaces (et, de fait, même s’ils ne le sont pas). Son vulgarisateur, le colonel Trinquier, précisait même que toute réserve morale est un crime. Comme on sait, munis de cet enseignement permettant de « ne pas pratiquer » ce qu’on sait être vertueux, les hommes de la coloniale useront de la torture à grande échelle, et continueront leur chemin criminel longtemps, jusqu’au génocide des Tutsi. On aura l’occasion d’y revenir…

Vous entrez finalement à Saint-Cyr, où vous retiendrez la leçon de « morale » prodiguée par l’aumônier catholique de l’école, qui vous expliquait sérieusement qu’il faut suivre les chemins dans le parc, et ne pas couper à travers les pelouses, un officier devant s’interdire de « céder à la facilité »… L’enseignement du père Pascal vous aura tant frappé qu’avec un camarade vous irez par la suite lui rendre visite « à deux reprises », dans sa retraite de Vézelay…

Vous aurez compris qu’« à cette époque », à Saint-Cyr, il s’agissait « avant tout de former des techniciens du combat pour gagner la guerre d’Algérie ».

Reconnaissant en somme la vacuité de la morale proposée là, vous prétendez qu’ensuite, « après la guerre d’Algérie », « l’armée a effectué une auto-analyse poussée : examen du putsch, défaites des guerres coloniales ». Excusez, mon général, si on n’y croit pas trop, au vu du résultat. Au contraire les militaires se gargarisent, encore aujourd’hui de cette guerre qui aurait été gagnée « militairement » et perdue « politiquement », en Algérie. Et on aura vu, du Vietnam en Afrique, en passant par l’Amérique latine, combien ces méthodes haïssables, mises au point en Indochine et si abondamment employées en Algérie, loin d’être abandonnées, se sont répandues comme une lèpre dans le monde entier, et comment elles n’ont pas fini de pourrir la vie de l’humanité, de l’Afghanistan jusqu’au Sahel. La Syrie et l’Irak aujourd’hui, comme la Tchétchénie hier, auront été des terrains d’expérimentation à grande échelle, à terrible échelle, pour ce qui s’est appelé dès le départ « la guerre sale ». S’il y a eu « auto-analyse » poussée, on peut se demander à quoi elle aura servi…

***

Enfin, vous partez pour la guerre. Votre seule crainte, pendant l’entrainement intensif de parachutistes qui précédera, à Pau : « qu’un accident de saut retarde [votre] départ en Algérie ». Votre maman vous accompagne à Orly. Elle est « toute souriante », semblant « partager votre joie ». Pourtant, vous avouera-t-elle un jour, « elle ne pensait pas [vous] revoir », comme ses deux frères, « qui n’étaient pas revenus de la guerre précédente »… Quinze jours plus tard, elle recevait au même endroit votre père, vivant, rentré pour prendre sa retraite. Ouf, pour lui la guerre était finie. Pour vous elle commençait.

Premier affrontement avec des « HLL ». Késaco ? Vous parlez une drôle de langue, mon général, que vous ne prenez pas la peine de traduire. On comprend qu’il s’agissait d’humains, et on devine que ce sont des « fellagas » comme on les appelait. Pour vous c’était des HLL… Hors-La-Loi… Et la loi s’appliquera ce jour-là sous forme de « canons de 75 mm sans recul », « capables de percer les fortifications » derrière lesquels s’étaient retranchés ces « HLL » dont vous verrez « les cadavres », « horriblement mutilés  », « une vision d’une violence inouïe ». Vous titubez « sous le choc »… On ne peut pas tout apprendre à l’école, constatez-vous. « Seule la pratique du combat », vous permettra de « prendre conscience » de ce « fondamental » : « tuer pour ne pas être tué », et au bout de quelques mois la vue des cadavres mutilés ne vous fera plus le moindre effet. J’espère que vous aurez quand même compris, mon général, que « pour ne pas être tué », le moyen le plus sûr, c’est encore de ne pas aller à la guerre… Ou bien faut-il croire que vous étiez programmé pour ne pas vous poser ce genre de questions ? Et pour tuer...

Vous apprendrez à diriger votre peloton, enseignant la discipline à ces appelés au service militaire de deux ans, qui leur était alors infligé, pour faire la guerre. Vous êtes plutôt content du résultat, et de l’efficacité de votre unité, qui « accroche un peu plus souvent que la moyenne des autres pelotons du régiment ». Un jour vous capturez « une femme engagée dans la rébellion comme agent de transmission ». Comme c’est le soir, vous décidez d’attendre le lendemain « pour la livrer à qui de droit »… « À qui de droit »… Pas besoin de faire un dessin pour qu’on comprenne qu’il s’agissait de la remettre à une équipe de tortionnaires. En attendant vous la menottez à votre jeep. Pendant la nuit, elle sera violée, tour à tour, par l’ensemble de votre peloton. Vous découvrez la chose au matin et décidez d’appliquer une sanction collective : vous vous remettez à vouvoyer vos hommes… mais « pas pour longtemps », car vous, mon général, vous n’êtes pas cruel…

Début mars 1960, voilà que le général de Gaulle fait sa «  tournée des popotes » en Algérie, et comme il ne veut voir que des saint-cyriens, vous aurez l’honneur d’être sélectionné pour rencontrer le grand homme. Et que vous dit-il alors ? Comme il s’agit d’un témoignage, permettez que je le rapporte en entier :

« Plus que jamais, votre mission est de rétablir l’ordre en Algérie, d’achever la mise hors de combat des dernières bandes rebelles. Ne tenez pas compte de ce que je suis amené à dire à la presse, en particulier à l’attention des opinions internationales. Jamais la France ne quittera l’Algérie. Une Algérie sans la France, comme le réclame Ferhat Abbas, est inconcevable. »

Inconcevable ? À peine trois mois plus tard, en juin, de Gaulle parlait d’« Algérie algérienne ». Peut-être pour la presse internationale ? Mais des pourparlers avec le FLN s’ouvrent. En novembre, c’est de « République algérienne » qu’il s’agit, reconnaissant le FLN comme l’interlocuteur légitime. Et dès janvier 1961, moins d’un an après sa visite, se tenait le référendum sur l’autodétermination qui recueillera 75 % d’approbation. Et je ne comprends pas, mon général, je viens de retrouver, dans les archives de l’INA, le discours télévisé du 16 septembre 1959, six mois avant, où de Gaulle annonçait l’autodétermination, et donc l’indépendance de l’Algérie… Comment pouviez-vous gober ces sornettes ? Une allocution présidentielle, ce n’est pas a priori « à l’attention des opinions internationales »...

Il est vrai que l’histoire de cette guerre reste à faire. Et c’est bien un des mystères qui reste à éclaircir que l’absurde ambivalence de la politique du général de Gaulle, qui arrive au pouvoir pour faire cesser cette guerre, en 1958, et au contraire la prolonge, l’amplifie même, jusqu’en 1962, pendant quatre années qui seront les plus sanglantes et les plus dures à tous points de vue. Ainsi, alors même que les négociations étaient conclues, la guerre continuait encore, non moins violente… Dès ce discours sur l’autodétermination de septembre 59, la messe était dite, ce qui n’empêchait pas son auteur de vous tenir ces propos si diamétralement inverses que c’en est presque pas crédible, or on vous croit mon général, mais quel vertige !

Vous n’aurez pas tant gobé, d’ailleurs, et fournissez vous-même l’explication : « Le ou les mensonges proférés lors de cette tournée des popotes avaient en fait pour but premier de prémunir de Gaulle d’un désaveu de l’armée... » « Le désaveu s’exprimera néanmoins le mois suivant par un putsch. »

Quant aux questions qui fâchent, vous êtes sans ambiguïté : « Je n’ai pas torturé. » Mieux : c’était un parti pris, avec votre très cher ami, connu à Saint-Cyr, Jean de la Chapelle, qui commandait comme vous un peloton dans un autre secteur, et n’en reviendra pas. « Nous refusons la pratique de la torture. » Comme vous l’expliquez, « depuis la victorieuse bataille d’Alger… la majorité de l’armée est convaincue que le renseignement est incontournable dans ce type de guerre, et que la fin justifie les moyens ». Le problème se posera à vous très concrètement, le « renseignement » étant utile, lorsque vous tombez sur une planque de « rebelles », pour savoir où se cachent d’autres, leurs unités s’étant scindées en petits groupes. « L’interrogatoire sur le terrain » intervenait alors, et les prisonniers répondaient invariablement : « Je te jure, je ne sais pas. » « La pratique de la violence devient alors habituelle et s’exerce sans discernement », remarquez-vous.

On apprécie, mon général, votre sens moral. Mais, dîtes-moi, lorsque vous remettiez un prisonnier – ou une prisonnière, comme tout à l’heure – à « qui de droit », vous ne prétendiez pas qu’il ou elle soit traitée courtoisement, non ? Alors ? Vous serez parvenu à conserver vos « gants blancs de saint-cyrien » chez les paras ? Si vous le dîtes…

Parmi vos qualités, le souci d’économiser vos hommes. Et vous savez compter : la guerre d’Algérie, prolongée par de Gaulle soi-disant pour « trouver un statut algérien bénéfique pour tous  », aurait coûté, « côté français » – omettant de compter les victimes « côté algérien » – « 15 600 tués au combat et 8 000 morts accidentelles ». Vous résumez à ce sujet ce qu’il faut considérer comme une rupture dans l’histoire de la guerre, expérimentée un peu plus tard par les Américains au Vietnam. « En 1960 », dîtes-vous, «  nous avions pour mission de “casser du fell” ». Aujourd’hui, l’objectif premier de tout officier est de ramener son effectif au complet. Il y a un avant et un après. On ne reverra plus les émeutes des dockers de Marseille, fatigués de décharger les bateaux d’Indochine de cercueils par centaines...

Vers la fin de la guerre, votre peloton est envoyé au cœur des Aurès, et vous trouverez le poste de commandement de la Wilaya n°7 du FLN, dont la paperasse (« formulaires de citations ») est décalquée sur son équivalent français, « à la différence près que chaque texte est colorié à la main aux couleurs de la rébellion algérienne ». Curieux. Mais personne là, « l’état-major ennemi, informé de [votre] arrivée, a disparu ». Cependant, un peu plus tard, un avion de reconnaissance vous signalera un groupe auquel vous tendrez une embuscade efficace : « sept morts et sept armes de guerre sont récupérées en quelques minutes sans la moindre égratignure pour [votre] peloton ».

« Cette attachante mission se solde pour moi par la demande d’une quatrième citation » ouvrant droit à la Légion d’honneur… On ne peut qu’admirer les joies de la vie militaire. Il vous arrive encore de vous demander comment vous auriez pu éviter les deux morts tués sous votre commandement au long de ces années de guerre, mais vous arrive-t-il de penser aux sept morts « en quelques minutes » de ce jour-là, autrement que comme à un souvenir attachant ?

Vous vous trouverez ensuite compromis comme « putschiste ». Vous réussirez à convaincre les cinquante-deux élèves officiers que vous avez alors sous vos ordres, à Philippeville, de vous suivre vers Alger. Votre colonel coupera la route de votre convoi en tombant du ciel en hélicoptère, « rouge de colère », vous épargnant de vous compromettre plus. Sous votre plume aujourd’hui, on comprend mal les motivations du parachutiste d’alors. Mais, de retour en France par la grâce d’un opportun congé maladie, vous assumiez d’affronter les reproches de votre père et les insultes de votre prof de russe. On peut dire que vous étiez bien engagé, même si votre colonel vous aura évité de rencontrer la redoutable commission d’enquête, « dite de “la hache” », chargée d’identifier tous les putschistes après la bataille. Et la sanction légère prononcée alors ne sera ni appliquée ni enregistrée…

Vous le dîtes vous-même, « la participation de cœur à ce putsch, à défaut d’avoir pu être une participation active, reste le fait marquant de toute [votre] carrière ». Vous précisez : il s’agissait d’une « manifestation de portée limitée… en aucun cas une tentative de prise du pouvoir nationale ». Intéressante, votre « stupéfaction », lorsque vous apprenez tout le ramdam fait par le premier ministre d’alors, Michel Debré, prenant le micro à minuit pour appeler le peuple à se rendre « dès que les sirènes retentiront », « à pied ou en voiture », soi-disant pour bloquer un débarquement des parachutistes et « convaincre les soldats trompés de leur lourde erreur ».

On sait aujourd’hui que le gouvernement était prévenu de longs mois à l’avance de l’intention putschiste. Des mesures auront même été prises, préventivement, non pour empêcher la chose, mais pour mettre à l’abri, de la répression qui suivrait forcément, les officiers les plus précieux, artisans de la « guerre révolutionnaire  » et du coup du 13 mai 1958 qui avait porté de Gaulle au pouvoir. Comme on sait Messmer, ministre des Armées, convoquera le colonel Trinquier pour l’envoyer au Congo belge afin d’y installer une troupe de mercenaires, « les Affreux », et liquider au passage Patrice Lumumba. Mais l’intention était transparente, de même qu’en envoyant le colonel Aussaresses au Brésil pour y former les officiers supérieurs d’Amérique latine et leur enseigner l’art de la torture et du coup d’état. Tout comme en rappelant leur maître à tous, le colonel Lacheroy, pour qu’il enseigne à l’École militaire. Mais il faut croire que Paris n’était pas assez loin, et ce dernier se trouvera au contraire impliqué jusqu’au cou dans le putsch, dont l’état-major se réunissait dans son bureau, ce qui l’entraînera dans l’aventure de l’OAS qui s’ensuivit, puis, comme tant de fascistes français rescapés de la Collaboration, en exil chez Franco, lui aux Baléares.

Votre « stupéfaction » est intéressante, en tant que témoignage de l’intérieur, puisqu’elle éclaire l’analyse rétrospective de l’événement, qui permet d’interpréter ces oppositions militaires à de Gaulle comme ayant servi, au fond, une opération de légitimation du nouveau régime. On peut dire, plus exactement, que de Gaulle et Debré auront su instrumentaliser la grogne des militaires pour en retirer le maximum de bénéfice politique. Ainsi, il ne leur suffisait pas que quelques généraux tentent de s’insurger. Il fallait dramatiser la chose autant que possible pour convaincre le peuple de l’utilité des nouvelles institutions, et d’une présidence de la république aux pouvoirs particulièrement renforcés. Vous-même, qui incarnez dans ce scénario “l’instrumentalisé” type, vous ne pouviez qu’être stupéfait de voir l’usage qu’on avait pu faire de votre médiocre tentative, un bref égarement, devrait-on dire.

Bref égarement qui se prolongera. Alors que vous souhaitez démissionner de l’armée, on vous garde, et vous voilà refusant de saluer de Gaulle à un défilé, qui plus est suivi de vos sous-officiers. La foudre tombe aussitôt et vous voilà relégué à la surveillance d’un entrepôts de chars « datant du débarquement »… Cela vous vexe au point de ne pas mettre les pieds sur les lieux de votre nouvelle affectation. Lorsqu’on vous en fait la remarque, vous assumez faire grève… Loin de vous en vouloir, on vous affecte alors à la formation militaire d’un bataillon composé exclusivement d’énarques, à l’école de Saumur dont vous étiez sorti major. Toujours aussi forte tête, putschiste non repenti pourrait-on dire, vous optez pour ne rien dire au point d’être signalé comme « officier d’autant plus dangereux qu’il ne parle pas »… Non seulement boudeur, mais arborant, seul dans une marée de képis bleus, le képi rouge des paras réputés pour leur engagement putschiste puis OAS. Vous vous tapiez l’affiche, comme on dit aujourd’hui. Il est certain que la force des convictions que vous manifestiez alors, dûment notée et soulignée en rouge dans votre CV, vous apportera d’innombrables protections, de la part de tous ceux qui étaient de tout cœur avec vous mais ne pouvaient le dire, ce qui profitera manifestement à votre carrière, comme on verra, et comme vous pouviez déjà vérifier.

***

Votre démission reste lettre-morte car vous devriez rembourser vos trois années d’études rémunérées, à Saint-Cyr, et il vous faut purger encore quelques années de service. Confirmant votre parcours décidément atypique, vous obtenez alors d’accomplir ces années restant dues comme… étudiant en Sorbonne ! Faire des années d’études pour payer ses années d’études...Très fort. Trinquier était au Katanga, Aussaresses dans la jungle amazonienne, Lacheroy en fuite, Massu à Baden, et Varret à la Sorbonne ! C’était une façon de s’en sortir particulièrement astucieuse, cette option étant réservée d’ordinaire aux militaires handicapés, blessés à la guerre, mais vous aurez l’idée de plaider le déficit en sciences humaines de l’armée française comparée à l’armée américaine qui en faisait grand usage…

Et vous voilà étudiant en Sorbonne, dès novembre 1962, pour y étudier socio et psycho, des matières à la mode, les années précédant 68… Un parachutiste dans l’amphi, voilà qui aurait pu semer un froid, mais non, vous prendrez soin de ne plus tondre vos cheveux, et adopterez le jean comme tout le monde. Infiltration ou assimilation, comme vous préférez laisser entendre ? C’est parce que leurs mouvements seraient « parfois justifiés », que vous voilà conseillant la tactique militaire des manifestants, dès 1966, leur apprenant à « fixer-déborder », « le B à Ba de la tactique militaire », consistant à se diviser, en un premier groupe qui « fixe » les CRS, en même temps qu’un deuxième groupe contourne leur dispositif pour les attaquer par derrière. La recette s’avérant efficace, on vous aurait sollicité pour entrer à l’UNEF, ce que vous auriez accepté, plus proche de l’infiltration, peut-être…

Curieuse quand on y repense, cette soudaine sympathie pour des étudiants gauchistes dont vous poussiez jusqu’à partager les cheveux longs, alors que les affrontements dans les rues du Quartier latin se faisaient surtout ces années-là contre d’autres étudiants, non de la Sorbonne mais de la faculté de droit d’Assas, fascistes eux, surtout très exaltés par l’aventure de l’OAS, et a priori plus proches de vous, mon général. Vous pousserez l’assimilation à votre nouvelle vie au point de vous faire embarquer, et « violenter » dans un panier à salade jusqu’à ce que vous sortiez votre carte de lieutenant… Ce qui vous vaudra quelques réprimandes, la hiérarchie craignant qu’un journal vienne à dénoncer que « les parachutistes noyautent la Sorbonne »…

En dépit de tout, vous aurez réussi un chef d’œuvre de manœuvre administrative, mon général. Au sortir de vos années de Sorbonne, au lieu de démissionner, vous demanderez et obtiendrez la réintégration dans votre unité d’origine, assortie d’une promotion au grade de capitaine et du commandement d’un escadron. Il n’est pas exagéré de dire que vous aurez bénéficié en quelque sorte d’une amnistie avant l’amnistie, que le reste des officiers compromis avec vous dans l’aventure algérienne attendra jusqu’en 68, où, comme on sait, Massu l’aurait monnayée en échange du soutien de l’armée à de Gaulle. Lequel affrontait ces étudiants que vous aviez si bien formés à la guerre de rue...

Décembre 1967, vous rasez vos cheveux longs et jetez votre jean pour intégrer le 1er régiment de hussards parachutistes, votre régiment, en garnison à Tarbes. Était-ce la fin de l’infiltration d’un para putschiste à l’université ou le début de l’infiltration d’un gauchiste de la Sorbonne chez les paras ? On pencherait presque pour la deuxième hypothèse lorsqu’on voit comment, en 68, vous parvenez à convaincre votre colonel de ne pas obtempérer à la réquisition orale du Préfet pour « sécuriser » une manifestation. Mieux, dans un esprit typiquement soixante-huitard, votre unité prendra l’initiative d’un séminaire dans les montagnes pyrénéennes, ce « “séminaire de Payolle” », « précurseur d’une profonde évolution des rapports humains dans les armées », qui se « concrétisera, entre autres, par un nouveau règlement de discipline générale », rien que ça. « Règlement qui préconise par exemple la désobéissance en cas d’ordre perçu comme illégal (putsch) ou contraire à l’éthique (torture). » Voilà une médaille qu’il n’y a pas de honte à arborer. Et on devrait ici vous reconnaître que vous semblez constant, car au Rwanda aussi, même si vous n’en parlez plus trop, on a souvenir de votre coup de gueule contre « l’action anti-terroriste » qui consistait à torturer les Tutsi de la « cinquième colonne » du FPR.

***

Mais voilà que votre carrière commence pour de vrai, avec votre affectation au Gabon, en 1969. « Le principe de la Françafrique y bat son plein », reconnaissez-vous. Le Président « Bongo se sent subordonné à l’Élysée et à son Monsieur Afrique de l’époque, Jacques Foccart ». Sous les ordres duquel vous vous trouviez vous-même, faut-il préciser ? Vous êtes là, expliquez-vous, à la demande de Bongo qui souhaitait une protection, qu’il appelait sa « force de frappe ». Mais votre mission essentielle est autre : « assurer la logistique des mercenaires payés par la France et intervenant militairement au Biafra ». Pour le coup, c’est vous qui étiez au cœur de la Françafrique… On pourrait même dire que vous inauguriez la première grande manœuvre clandestine de la Françafrique naissante.

Rappelons, comme vous le faîtes, le contexte, puisque cet épisode est bien un des plus méconnus et non moins important de l’histoire néocoloniale. Vous avez raison de dire que c’est à de Gaulle qu’on doit cette politique, et particulièrement d’avoir prolongé cette opération indigne au-delà de toute raison. De Gaulle comme Mitterrand ont marqué leurs fins de règnes des plus gros crimes de leurs carrières, deux énormes crimes : la guerre du Biafra, et le génocide des Tutsi, deux « calculs géopolitiques » totalement indifférents aux millions de morts qu’ils laissaient, plus d’un million de victimes étant recensées dans les deux cas. Dans les deux cas, vous étiez là, avec vos gants blancs de saint-cyrien.

Dans les deux cas vous aurez remarqué que « la chaîne hiérarchique est simplifiée au maximum ». Ainsi qu’il se doit pour des opérations clandestines ou inavouables. On sait que c’est le principe du Commandement des opérations spéciales, mis en place par Mitterrand et Lanxade en 1992, à la veille de votre remplacement par le général Huchon comme chef de la Mission militaire de coopération. L’état-major spécial du COS court-circuite l’ensemble de l’appareil militaire pour relier directement le Président aux forces spéciales en action sur le terrain, par l’entremise du chef d’état-major des armées et de son état-major spécial au fonctionnement ultra-secret. Mais bien avant d’être ainsi institutionnalisé par Lanxade et Mitterrand, dès les années cinquante, les hiérarchies parallèles, théorisées par le colonel Lacheroy, étaient déjà pratique courante, comme pour cette opération ultra-spéciale, ultra-clandestine consistant à recruter des mercenaires en pagaille, et équiper intégralement la défense de la sécession biafraise, en infraction totale avec le droit international, bien sûr.

Jacques Foccart aura été le grand ordonnateur de ce ballet clandestin, qui impliquait le Portugal de Salazar, l’Afrique du sud et la Rhodésie – alors sous embargo de l’ONU –, la Côte d’Ivoire, dont Houphouet-Boigny encourageait la manœuvre, et le Gabon, par où transitait l’essentiel de cette aide clandestine illégale, à vos bons soins. Armes, mercenaires, comme médicaments et semblant d’aide alimentaire.

On aurait tort de vous en vouloir, puisque vous apportez, somme toute, un témoignage précieux sur ce crime inavoué de la République. Ce qu’il faudrait appeler un aveu, même si vous ne faîtes que confirmer ce qu’on savait déjà par les mémoires et le Journal de l’Élysée de Foccart. Ainsi, vous receviez vos ordres de l’ambassadeur de France au Gabon, Maurice Delauney, qui vous dit les recevoir « de Jacques Foccart, le Monsieur Afrique de l’Élysée ». « Tel bateau arrive demain. Vous en déchargerez les armes et les munitions destinées aux combattants recrutés par la France. » Car bien sûr, nul soldat français ne devait être compromis dans ces opérations. Sauf vous.

Vous commencerez par aménager hangar et piste d’atterrissage discrète, sur une route, où se posent des DC3 « sans immatriculation » avec des pilotes dont vous ne connaissez « que le prénom ». Et vous enfreindre les ordres pour accompagner ces pilotes jusqu’au « réduit biafrais ». Vous êtes alors ému de voir la marée d’enfants « en état de sous-nutrition » assaillir votre avion, dîtes-vous, comme s’il n’y avait pas d’adultes affamés. Vous prendrez l’initiative d’installer un hôpital militaire pour rescaper « ces enfants moribonds, au ventre gonflé et au squelette apparent ». « Cette hospitalisation en sauvera une grande partie », dîtes-vous… Une « grande partie » de combien ? Et pour combien d’autres restés sur le tarmac biafrais, enfants ou adultes dont « une grande partie » allait mourir ? Vous n’avez pas la pudeur de relativiser votre “bonne action”.

Le ministère de la Défense aurait aussitôt critiqué votre initiative, pour la reprendre à sa façon en envoyant la Croix rouge internationale « prendre la relève », et… Bernard Kouchner, qui faisait là ses premières armes de médecin humanitaire, avec une idée très précise : « Pourquoi tu n’as pas médiatisé cet hôpital ? », vous demande-t-il d’entrée. « Tu n’as rien compris ; moi, je vais médiatiser. » Il était en effet là pour ça. Envoyé par Foccart dans la Croix rouge pour « médiatiser », ainsi qu’il le fera tout au long de sa carrière, en véritable « corsaire de la République », lui aussi, embauché là aux côtés des mercenaires pour faire la “com” de leur très douteux combat.

C’était l’analyse de Foccart, qu’il fallait « médiatiser » en particulier ces petits enfants « au ventre gonflé et au squelette apparent » que vous aviez remarqués, le premier semble-t-il. Il fallait faire pleurer dans les chaumières pour convaincre l’opinion mondiale de la méchanceté du Nigeria, dont l’armée combattait cette “sécession” des régions pétrolifères instrumentalisée de bout en bout par la France. À défaut de convaincre ce qu’on appelle aujourd’hui la “communauté internationale”, l’opération avait au moins l’avantage de camoufler l’intervention avec ses barbouzes et l’aide clandestine que vous leur acheminiez. Kouchner ne réussira pas tout seul, appuyé y compris par des agences de communication, Foccart ayant un accès de modernité qui laisserait pantois d’admiration s’il ne glaçait d’horreur.

« Les photos d’enfants squelettiques feront le tour du monde. » Opération réussie : « Les dons affluent et Kouchner crée, en 1970, Médecins sans frontières. » Création induite par une limite à l’idée de Foccart : les statuts de la Croix rouge internationale, au nom de laquelle le jeune French doctor intervenait, interdisent précisément de “communiquer”, celle-ci s’imposant une neutralité absolue afin d’être acceptée par toutes les parties. Là aussi, il fallait moderniser : MSF se spécialisera au contraire dans l’humanitaire “engagé”. Engagé généralement au service des intérêts de la politique étrangère française, comme dans cette effroyable tragédie biafraise, où il ne s’agissait que de couvrir une énorme bévue “géopolitique” du général de Gaulle vieillissant, et l’action d’une armée de mercenaires recrutant nombre d’anciens nazis au point où les croix gammées apparaitront “inexplicablement” dans le réduit biafrais – et Mein Kampf, comme au Rwanda.

Participant au mouvement, Omar Bongo adoptera personnellement un de ces « petit biafrais », dont vous faites l’hypothèse que ce pourrait être l’actuel président du Gabon… Un scoop, mon général. Dont il n’est pas impossible que vous soyez le meilleur témoin. Pour un peu vous seriez son parrain...

Mais vous ne voyez pas que des enfants, il y aussi les mercenaires, dont la base arrière est à Libreville et que vous rencontrez « régulièrement, dans un petit hôtel sur une plage éloignée de la capitale ». Vous donnez le nom de quatre d’entre eux, déjà connus pour y avoir été : Bob Denard, qui se définira plus tard lui-même comme « corsaire de la République » – ce que le vieux Foccart viendra confirmer en personne, à la barre d’un tribunal, bien des années plus tard, lorsqu’il lui sera reproché d’avoir terrorisé et pillé les Comores pendant quelques années ; Rolf Steiner, ancien de l’OAS, comme il y en avait tant parmi ces mercenaires payés sur les fonds secrets de l’Élysée ; Roger Faulques, ancien du 1er REP, adjoint de Trinquier au Katanga et patron de l’opération biafraise ; « sans oublier le baron suédois Carl Gustav von Rosen », « recruté par Caritas ». Car ce n’est pas le moindre des points communs entre le Rwanda et le Biafra que l’engagement du Vatican aux côtés de la France, avec de Gaulle comme plus tard avec Mitterrand. Ces Ibos, « biafrais », n’étaient-ils pas catholiques ? Et de Gaulle, et Mitterrand ? Et vous, mon général ?

Permettez qu’on vous reproche ici de ne pas en dire assez, défaut que vous partagez avec tous vos congénères, militaires ou administrateurs de haut rang, à l’heure où ils écrivent leurs mémoires. On comprendrait l’obligation de réserve, mais n’êtes-vous pas l’inspirateur de ce code de déontologie militaire qui recommande de désobéir à des ordres perçus comme illégaux ou contraires à l’éthique ? Qu’y avait-il d’éthique dans cette opération illégale de bout en bout ? Pourquoi couvrir encore, plus d’un demi-siècle après, ce crime innommable ? Car lorsque vous en dîtes si peu, et seulement ce qui est déjà connu, vous en dîtes bien peu pour quelqu’un qui aura été au cœur névralgique de cette scandaleuse opération.

Dans cet hôtel discret où vous retrouviez les mercenaires, comme sur vos pistes d’atterrissage de fortune, vous en aurez vu passer des agents ou des militaires français, venu du SDECE, des parachutistes ou de l’OAS. Quelques figures romantiques servent en quelque sorte de boucs émissaires. Mais c’est tout le ban et l’arrière-ban de la Françafrique naissante que vous avez vu défiler à Libreville. Pas seulement ces quelques figures connues. Vous aurez peut-être manqué Roger Delouette, du Sdece, que la police américaine attrapera avec une cargaison d’héroïne à New York, quelques mois après son passage au Biafra.

Ce que vous omettez surtout, mon général, c’est la dimension de vos activités gabonaises. À ce que l’on sait, c’était simplement énorme… Des milliers de tonnes d’armes… On compte mille tonnes en deux mois, en août-septembre 68, et un an plus tard on parle de dix mille tonnes ajoutées par Pompidou lorsqu’il succédera à de Gaulle, prolongeant à son tour le cauchemar. Et combien d’avions pour acheminer ça ? Dès octobre 1967, le leader de la sécession biafraise, le colonel Ojukwu, en donnait une idée : « il y a plus d’avions atterrissant au Biafra que sur n’importe quel aérodrome d’Afrique, à l’exception de Johannesburg »… Vingt à trente tonnes par jour… « Une partie des caisses embarquées au Gabon portent encore le drapeau tricolore », témoignait le journaliste Michel Honorin.

Vous-même apporterez votre témoignage dans un documentaire, de Joël Calmettes, Histoires secrètes du Biafra, diffusé en 2001, accablant pour la politique française, où vous concluez que le seul défaut de cette opération sans nom serait... de n’avoir pas réussi. Vous racontez comment vous étiez « aux anges », ravi de la fréquentation de ces mercenaires, comprenant qu’il n’était pas possible pour l’armée française d’intervenir directement. Vous avouez que vous n’en parliez «  pas trop » à votre colonel, vous inscrivant spontanément dans le système des « hiérarchies parallèles » promu par le colonel Lacheroy, tout comme l’ambassadeur Delauney reconnaît qu’il recevait ses ordres de l’Élysée, court-circuitant le Quai d’Orsay, son ministère de tutelle.

Vous excuserez qu’on s’étonne, mon général, de votre analyse rétrospective. Cela ne demandait pas grande science militaire pour comprendre que l’armée nigériane ne se laisserait pas faire et que cette sécession était sans espoir. On peine à vous suivre lorsque vous considérez que c’était une « cause juste », alors qu’il ne s’agissait au départ que de créer un État pétrolier vassalisé. La mort fauchait les « Biafrais » par centaines de milliers, dépassant vraisemblablement le million et demi de morts. « La seule chose qu’on peut regretter, c’est qu’on a perdu. » On n’en aurait pas fait assez, selon vous, pour soutenir Ojukwu… alors que vous êtes le premier témoin de combien les efforts ont été énormes pour entretenir ce conflit, et que vous pouviez tout autant voir les dégâts. Un niveau d’horreur qui fait penser… au Rwanda.

Calmettes raconte comment l’affaire se termine enfin, en janvier 1970 : le « projet fou d’une enclave francophone, chrétienne et anticommuniste au cœur du Nigéria meurt à jamais ». « Si on avait gagné tout le monde aurait dit bravo », dîtes-vous. Un autre commente avec plus de pertinence : « S’il est vrai qu’on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs, en tout cas on n’a pas fait d’omelettes et on a cassé beaucoup d’œufs. »

À vous entendre, on n’aurait pas assez cassé d’œufs, votre position s’alignant sur celle des « extrémistes » qui auraient voulu mettre le paquet pour qu’on « gagne », comme il semble que certains l’aient souhaité, mutatis mutandis, des années plus tard, au Rwanda. Et « tout le monde aurait dit “bravo” », pensez-vous, sans que les années vous aient donné le moindre recul sur votre participation à ce qui se range au premier rang des crimes de la Vème République, avec une mortalité plus élevée encore qu’au Rwanda. Et même s’il n’y avait eu tant de morts, si ça avait “marché”, si le Nigéria s’était laissé faire, qu’y aurait-il eu de si admirable à une rectification de frontière au bénéfice d’un état pétrolier complètement vassalisé par une puissance coloniale, qui plus est privant le Nigéria de ses principales ressources ?

Vous aurez bien compris pourtant la leçon essentielle qu’il y avait à tirer de cette “aventure Gabon”, comme vous l’appelez : « l’Afrique offre à un jeune officier des possibilités d’épanouissement professionnel que l’ennemi conventionnel du Pacte de Varsovie ne peut apporter »… « l’Afrique permet à un capitaine d’être assimilé à un ministre local »...

Et vous évoquez enfin « l’escadron Gabon », que vous dirigiez alors, car ce n’est pas tout seul que vous aurez organisé un des plus fantastiques ballets aériens de tous les temps. Vous étiez là avec 150 soldats, un groupe qui se réunit encore, tous les dix ans, depuis cinquante ans… Pour se ressouvenir de la belle époque où vous ramassiez les cadavres par millions dans la plus parfaite inconscience...

Puisant aux meilleurs sources des théories modernes du commandement, vous aviez aussi compris que le mieux c’est encore quand on obtient de ses subordonnés « d’obéir d’amitié »… Amitié et obéissance scellées au bord d’un des plus grands crimes, terrifiant pas seulement pour sa magnitude mais pour sa gratuité autant que son caractère vicieux, la plupart des morts recensés alors ayant été produits par la perversité de la stratégie dont vous étiez le plus indispensable et fidèle instrument.

À ce titre vous aurez certainement mérité vos quatre étoiles, si celles-ci devaient marquer des niveaux particuliers d’indignité.

Mais je vous accorde que le Biafra mériterait de plus amples développements, la stratégie gaullienne ayant finalement fonctionné là aussi, comme en Algérie, comme au Rwanda, à ce curieux jeu où qui perd gagne. Certes le régime d’Habyarimana et le gouvernement intérimaire génocidaire qui s’ensuivit ont “perdu la guerre”. Mais les sommets françafricains, où le président français reçoit tous les chefs d’États africains vassalisés, qui étaient réservés à l’origine au “pré carré”, englobent maintenant la quasi-totalité des pays du continent… Si Mitterrand a perdu, la Françafrique a cependant énormément gagné. En Algérie aussi, dès le départ, le maintien des positions pétrolières et militaires dans le Sahara, n’étaient que des gages pour la future Françalgérie qui s’est développée, sans être jamais assez dénoncée, depuis une indépendance bien plus ambiguë qu’on ne l’a compris en son temps.

On est réduit aux conjectures pour entrevoir ce que de Gaulle gagnait à se ridiculiser ainsi, qui plus est en se couvrant de sang, du sang de ces mêmes petits enfants que vous prétendiez sauver quand ils mourraient par centaines de milliers du fait de votre action. À l’analyse rétrospective, on constate que l’Élysée aura perdu la guerre… mais gagné la bataille de la communication. Et on peut même attribuer à cet aspect, indiscutable, le fait que la France se soit embourbée si longtemps, sans aucune perspective de triompher, mais avec tous les jours la presse mondiale, et l’opinion derrière elle, vibrant à l’unisson de son pitoyable délire géostratégique qui ne produisait pourtant qu’une grande catastrophe humaine.

Le contexte : mai 68, dont le général s’était sorti in extremis, certes avec les honneurs, sans avoir trop réprimé et avec une parfaite légitimation électorale, la majorité parlementaire sortie des urnes en juin pouvant sembler triomphale, mais son image n’en était pas moins écornée, particulièrement à gauche, sans parler de l’extrême-gauche dont l’importance n’était plus à négliger. Or, grâce au Biafra moins d’un an plus tard, de Gaulle avait ressoudé tout le monde, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite…. Beau résultat, à côté de quoi la mort de plus d’un million et demi de noirs comptait bien peu.

[Parlant de mai 68, si l’on voulait schématiser une histoire de la conscience collective, on verrait l’énergie vitale de la révolution s’épuiser en trois temps : dès la fin juin, ce qu’on a appelé les élections de la peur, première déconvenue, puis, tous en témoignent, les vacances, l’appel hédoniste de l’été, qui aspirera les barricadiers vers de toutes autres pensées, et enfin, la rentrée, et là, une grande émotion, où l’idée même de révolution s’engloutit, les photos d’enfants décharnés, et, mieux encore, les images télévisées, donnant à voir ce que l’humanité n’avait jamais vu : la réalité d’une famine. Le ventre se ballonne… C’est ce qu’on n’imaginait pas. L’angoisse anthropologique écrase alors la question sociale. Confrontés à la famine, gauchistes, communistes, socialistes, gaullistes ou fascistes réagissent à l’unisson, et ne savent même plus s’ils veulent capitalisme ou socialisme, démocratie ou dictature, barricades et grèves se transformant aussitôt en souvenir face à la nécessité de l’aide alimentaire qui balayait toute autre urgence.]

***

Vous passerez ensuite deux ans en Allemagne, dans le dispositif d’alerte contre l’invasion de l’Armée rouge, et trouverez le temps de relire le Désert des Tartares, de Dino Buzzati, « avec l’impression troublante que cet ouvrage n’est pas une fiction ». En effet troublante, la disciple de fer permettant de mobiliser en deux minutes votre unité à tout moment, y compris les jours de fête et le week-end. Une vraie comédie, quand les images des satellites surveillant constamment le secteur permettaient d’anticiper au moindre mouvement de troupes du Pacte de Varsovie. Permettez, mon général, que j’extrapole ici et qu’il vienne l’idée que l’activité militaire dans son ensemble puisse n’être qu’une sinistre farce.

***

Ensuite vous ferez quatre années à Saumur, dirigeant formation et pédagogie, comme directeur d’école, en somme. Confortable mais peut-être ennuyeux. Et vous revoilà à Tarbes, à la tête de votre régiment de prédilection, le 1er RHP, « l’un des plus beaux régiments de l’armée française ». Vous ne cachez pas les « satisfactions » que vous procurent « le professionnalisme et la réactivité de ce merveilleux régiment », gardant un souvenir ému d’une « manœuvre en Côte d’Ivoire sur le thème d’une intervention au profit des résidents de nationalité étrangère », ou bien encore de cette démonstration des « spécialités opérationnelles du régiment » devant Giscard. La « source inépuisables de joies liées au commandement » dont vous parlez renvoie à l’idée que les militaires de tous rangs ne sont, au fond, que des grands enfants. On entrevoit ainsi que l’essentiel d’une formation militaire consisterait à « maintenir enfant », en échange de l’accès à des jeux d’adultes, la guerre, avec son cortège de meurtres et de morts, s’insérant dans une grille essentiellement infantile, où il ne s’agit que de « gagner », comme avec le sport, qui fonctionne sur le modèle d’une préparation militaire (et dont la popularisation, avec les JO, aura été conçue à cette fin, préparant la guerre de 14).

Le 11 mai 1981, au lendemain de la victoire de François Mitterrand à l’élection présidentielle, un de vos sous-officiers, un ancien, déjà avec vous en Algérie, vient vous expliquer qu’il va falloir prendre le maquis : « les communistes ont pris le pouvoir hier, et les soviétiques, avec leur aide, vont rapidement envahir la France ». Il tenait à vous rassurer, entre camarades putschistes, que «  tous les sous-officiers » vous suivraient… Passé par la Sorbonne et lecteur de Buzzati, vous avez alors assez de « culture politique » pour comprendre que ce n’est pas sérieux. Les sous-offs en revanche…

Vous comprenez que vos chefs se préoccupent de «  futilités  », vous faisant des histoires lorsque vous choisissez de parader « pour une prise d’armes avec l’étendard du régiment », «  à cheval  » dans les rues de Condom, charmante commune du Gers, sans en avoir l’autorisation. Mais, mon général, qui est le plus futile, celui qui fait défiler un étendard à cheval, ou celui qui trouve ça exagéré ? Quand on dit que vous êtes de grands enfants… Un commandement, dîtes-vous, consiste à s’occuper «  de problèmes humains, éthiques, autrement plus importants ». L’humain, l’éthique, ça vous connaît…

En ce temps-là, expliquez-vous, on disposait d’une certaine autonomie dans un poste à responsabilités comme le vôtre. Ainsi vous déciderez de baisser le chauffage de deux degrés, pour acheter des tenues de sport avec l’économie réalisée. Un exemple pour vous de ce en quoi consistait votre marge de gestion. Il ne faisait pas chaud dans les chambrées où vos hommes s’enrhumaient en attendant de se réchauffer, grâce aux économies de fuel ainsi réalisées, en faisant du sport dans des tenues toutes neuves, petits veinards. Une bonne raison pour ne pas donner trop d’autonomie aux commandants d’unités, c’est qu’ils sont souvent moins malins qu’ils ne le pensent…

La veille de votre départ, vous prenez un jour de vacances pour faire de l’escalade, particulièrement acrobatique, « à la limite de vos capacités ». Vous auriez pu y passer, mais vous aurez la satisfaction d’un titre dans la presse locale : « la veille de son départ, le général fait le mur », le mur de Gavarnie, « un vertical de cent mètres »… De grands enfants, vous dis-je. J’ai demandé à YouTube de me montrer ce que vous fîtes ce jour-là, mon général, et j’ai eu peur pour vous. Convenons que ce n’était pas très raisonnable. Vous avez terminé « les deux années réglementaires de commandement d’un régiment », « deux années d’épanouissement dans la plénitude du commandement militaire ». Permettez que je trouve que vous y allez un peu fort, mon général. « L’épanouissement dans la plénitude », c’est de commander à quelques centaines d’hommes, muni des pleins pouvoirs que le règlement confère à la hiérarchie, comme un capitaine de bateau, seul maître après dieu dans les limites bien closes de sa garnison ? Vous montrez une curieuse conception de la vie, cette façon de voir si particulière à l’ordre militaire, totalement balisée, comme un jeu où il faut passer par un certain nombre de cases, et, à la fin, on est content. Avec un salaire de général, des décorations, un bel uniforme de la cavalerie de Saumur...

***

Mais vous n’en êtes qu’au milieu de votre carrière. Après ces années « réglementaires », vous reprenez le cours de votre carrière “politique”, et vous voilà bombardé responsable de la communication pour l’armée de terre, dont vous connaissez depuis longtemps le chef d’état-major, votre patron à Saumur, le général Delaunay, votre « grand frère », auquel vous devez la très belle lettre qu’il vous adressait en 1962 qu’on trouve en annexe de votre livre. On est là aux débuts de “la gauche au pouvoir”, de cette gauche de Mitterrand-le-cagoulard, où il n’est pas impossible qu’on ait souhaité promouvoir un ancien putschiste, à l’heure où on leur accordait à tous l’amnistie définitive, en 1982.

Et vous voilà de nouveau au cœur de l’appareil d’État, mais pas comme au Biafra, où vous étiez au centre du dispositif mais loin. Là, c’est dans l’entourage du ministre que vous êtes propulsé.

Vous étiez alors chargé des relations avec la presse. Vous nous avouez combien vous vous méfiez de cette engeance, mais vous n’en aviez pas moins d’excellentes relations avec les trois quotidiens nationaux, Le Monde, Le Figaro et Libération. Et vous balancez vos correspondants, les chargés des affaires militaires dans ces quotidiens. Jacques Isnard, pour Le Monde, connu parmi nous pour avoir été une des cibles principales de Jean-Paul Gouteux, dans son petit livre Le Monde, un contre-pouvoir ? où était critiqué le traitement des informations rwandaises dans « le quotidien de référence ». Qu’Isnard ait constamment présenté la vision de l’armée, c’était ce qui lui était reproché. On aurait pu dire que c’était pratique de connaître, jusque dans leurs nuances, les analyses de la grande muette – et même, si l’on était prévenu, de voir à nu les opérations d’enfumage, ce qu’on appelle la désinformation. Non moins dommage que la grille de lecture ethniste y soit systématiquement reprise. Pire encore, que Le Monde n’ait pas dénoncé en son temps cette intervention française particulièrement douteuse au service d’une politique génocidaire. On peut supposer qu’Isnard était toujours votre ami, lorsque vous serez, plus tard, au Rwanda… Dommage que vous ne l’ayez pas prévenu alors que Rwagafilita, Serubuga et leurs amis préparaient un génocide… Vous « dénoncez » aussi Jean Guisnel, alors à Libé, et Darcourt, pour Le Figaro. Trois, et pas un de plus, parmi « la centaine de journalistes côtoyés », mais les trois seuls qui comptent vraiment – les trois grands quotidiens nationaux qui, mieux que l’AFP, font l’opinion –, ceux-là avaient votre « confiance ».

Trop à droite, votre ami, le général Delaunay, finit par démissionner, dégoûté de servir sous un gouvernement de gauche. Aussitôt Mitterrand le fait remplacer par le général Imbot, patron de la DGSE, lequel procède à une épuration mais vous épargne, et vous restez, mais pas longtemps. Delaunay, à la retraite, ferait des discours devant des assemblées d’extrême-droite. On vous soupçonne de les rédiger. Pour votre défense, Imbot vous fait mettre sur écoutes. Vous l’apprenez et vous scandalisez. Au bout d’une semaine de « grève », vous recevez votre nomination comme auditeur à l’Institut des Hautes Études de la Défense Nationale et au Centre des hautes études militaires. Un placard, et ça vous convient comme avez, de nouveau, décidé de démissionner, et que vous cherchez déjà du travail « dans le privé », voulant éviter « une retraite de colonel ». Assez vite vous est offert un job en or chez Air liquide, et vous posez votre démission.

Le général Imbot ne la regardera même pas, votre démission, laissant le papier sur son bureau pour vous parler de l’urgence du jour : le Tchad, envahi par la Libye. Il a « besoin de vous ». « Votre PC sera à Bangui avec les avions et les hélicoptères. » « Vous partez dans une semaine si vous acceptez... » L’Afrique, et « commander des hommes dans un contexte de guerre », la possibilité de devenir général… Que demander de plus ? Vous acceptez, bien sûr.

Vous parlez d’« agir selon ses convictions », mon général. C’est louable, et on a vu depuis la guerre d’Algérie combien vous pouvez être accroché aux vôtres. Effectivement, cela vous aurait apporté le « soutien discret » de vos supérieurs, « en dépit de la pression politique contraire », sous la gauche. Ainsi c’est bien clairement à droite que vous vous situez, vous qui aurez servi Charles Hernu ou François Mitterrand, la « gauche ».

***

Été 1984. Vous voilà opérationnel de nouveau. Vous commandez un dispositif de 3 000 hommes, 20 hélicoptères, avions de transport, de combat, d’écoutes « et des services spéciaux dont je ne connais pas exactement les activités », dîtes-vous, mon général. Vous redécouvrez là « ce qu’est réellement la “Françafrique” », que vous aviez déjà vue de près au Gabon, aux temps de la tragédie biafraise.

Basé en Centrafrique, vous savez comment Giscard, en 1979, a fait déposer son ami Bokassa, devenu compromettant. « Ce coup d’État est des plus simples : quelques avions Transall se posent sur l’aéroport de Bangui tenu par des contrôleurs aériens français. À bord, des commandos et un nouveau président désigné par l’Élysée : David Dacko. Un officier français est chargé de le guider, le lieutenant-colonel Mantion, des forces spéciales » Dacko ne faisant pas l’affaire, le général Kolingba le remplace. « De 1981 à 1993, il règnera avec l’assistance quotidienne de Mantion », qu’on surnommait « le vice-roi  », en fait le vrai patron, remplissant toutes les fonctions de ce qu’on appelait avant le gouverneur. On devrait vous remercier, mon général, pour apporter ces précisions cliniques. Quand, après 1994, on commencera à s’intéresser à la Françafrique, en même temps que François-Xavier Verschave et l’association Survie lui donnaient son nom, on découvrait ce comble, d’un pays, ex-colonie, remis sous administration coloniale directe pendant plus de dix ans ! Encore merci pour la confirmation, c’était bien ce qu’on avait compris.

Avec ce qu’il faudrait appeler votre ingénuité fondamentale, vous nous expliquez avoir conservé « toute [votre] admiration » pour Mantion, l’intelligence et le désintéressement avec lesquels « il n’avait fait qu’accomplir la mission reçue ». « Il avait en particulier mis sur pied une garde présidentielle mono-ethnique Yakoma (ethnie du président Kolingba), encadrée par des gradés français des forces spéciales. » Et vous faîtes l’éloge de ce système auquel la République centrafricaine devrait « quinze années de calme ». « Néocolonialisme ? Indiscutablement. » Mais c’était mieux, expliquez-vous, que les années d’avant ou d’après Mantion, avec leurs gouvernements corrompus et inefficaces.

Certes, Mantion aura été efficace. Mais on sait aujourd’hui que cette fameuse garde « mono-ethnique » de Kolingba, inventée par Mantion, aura été la matrice de l’ingouvernabilité chronique du Centrafrique à ce jour, les présidents successifs se munissant de « gardes mono-ethniques », ou même, plus étroitement, non seulement « de leur ethnie » mais de leur village. À chaque changement de régime, changement de garde, et la précédente, chassée du pouvoir, se transforme aussitôt en guérilla d’opposition, dans l’espoir de reconquérir le pouvoir. Rarement l’ethnisme, cette « tarte à la crème » de la pensée néocoloniale que dénonçait Mongo Béti, aura fait autant de dégâts. Cette astuce d’une garde présidentielle de l’ethnie du président installée par Mantion a laissé un pays en lambeaux, plongé dans l’éternelle guerre civile. Beau résultat. Là comme ailleurs, la gestion « néocoloniale  » que vous admirez n’aura fait qu’organiser méthodiquement le chaos.

À défaut de parler de la guerre, secret-défense, vous nous racontez comment vous distrayez Kolingba en l’entrainant à venir chasser avec vous. Il s’avère « un redoutable chasseur de gazelles ». Et vous rentrez de l’expédition avec un butin effectivement « impressionnant » : une vingtaine de défenses d’éléphants, des peaux de léopards, une corne de rhinocéros… Des dizaines de cadavres d’animaux gisant sous le soleil après votre sanglante excursion. Mais vous avez des distractions plus douces, quand vous rendez visite, « presque tous les dimanches », à votre ami John, « bel et athlétique » agent de la CIA, qui vous invite dans sa « splendide villa ». « L’emploi du temps est immuable : apéritif au champagne, déjeuner au bord de sa piscine puis ski nautique sur l’Oubangui », « dans un environnement paradisiaque ». La dure vie coloniale, en somme.

En Centrafrique, le colonel Mantion est peut-être « vice-roi », mais vous, vous êtes le « Comelef », l’homme qui « fait la pluie et le beau temps » en RCA et au Tchad. En plus de l’accompagner à la chasse, vous rencontrez « une fois par semaine » le président Kolingba, pour lui faire un exposé de « la situation opérationnelle dans la zone » et vous entretenez « des relations exceptionnelles » avec lui, au point où il semble bien que ces années-là vous ayez été « roi », Mantion se chargeant de l’intendance en quelque sorte. Votre modestie forcerait aux devinettes, mais la chose apparaît dans son éclat lorsque vous recevez un autre monarque, François Mitterrand, alors « empereur » d’Afrique, qui arrive du ciel, dans son Concorde présidentiel, atterrissant sur la piste « opportunément rallongée » pour le vol de vos avions de chasse, les Jaguar.

On n’aura pas lésiné pour recevoir Mitterrand, « la position présidentielle » se trouvant dans une villa surplombant le fleuve Oubangui, « restaurée à grand frais pour l’occasion par la Caisse française de développement »… Deux jours auparavant, votre voiture était « caillassée », vous souvenez-vous, comme les salaires des fonctionnaires n’étaient pas versés « pour le cinquième mois consécutif », une habitude néocoloniale qui permet de maintenir les administrations sous pression. On vous reprochait, dîtes-vous, « de ne pas avoir commandé un Transall bourré de billets CFA » Mais ce n’est bien sûr pas pour ça que Mitterrand veut vous voir en tête-à-tête, fermant la porte au nez de sa cour « en costume cravate malgré la chaleur étouffante » avec ses « cinq ministres » et Jacques Attali. Seul le général Saulnier parviendra à forcer la porte de cette réunion au sommet, entre “empereur” et “roi”, non sans avoir dû rappeler, à vous croire, que c’était au titre de chef d’état-major particulier du président, son « conseiller en matière de défense », qu’il tenait à assister à l’entretien.

D’emblée Mitterrand précise qu’il ne vous demande pas « votre option politique »… Vos opinions d’ex-putschiste en Algérie ne font mystère pour personne, semble-t-il. Avec votre insolence coutumière d’homme attaché à ses «  convictions  », vous répondez d’ailleurs, pour que ce soit parfaitement clair, que vous n’auriez pas répondu… Et Mitterrand de vous renvoyer un « sourire énigmatique » qui en disait long, suivi d’« un instant de silence et de détente – un plaisir partagé », entre camarades, issus l’un et l’autre d’une jeunesse aux «  convictions  » devenues inavouables, la Collaboration pour lui, l’Algérie française pour vous.

« Que pensez-vous de ma politique africaine ? » vous demande-t-il. Vous lui exposez votre guerre contre Kadhafi qui s’en prend « aux intérêts français en Afrique ». « Le fondement de la politique africaine de la France » serait pour vous « la lutte contre toute forme d’extrémisme justifiant le terrorisme ». C’est alors que Saulnier interrompt votre colloque sentimental entre compagnons. Et Mitterrand de lui accorder : « Bon, si vous y tenez, prenez la chaise du bureau », dit-il au général à la « casquette d’aviateur ornée de cinq étoiles ».

C’est au tour de Mitterrand de parler. Il vous remercie d’abord de l’avoir instruit. «  Je n’avais jamais été informé d’une telle implication de nos armées dans la lutte contre Kadhafi. » Permettez, mon général, un instant de vertige. Une telle déclaration du chef des armées vaudrait son pesant de cacahuètes, si on pouvait croire un instant ce menteur professionnel de Mitterrand. En bonne logique elle aurait dû valoir limogeage immédiat de son chef d’état-major particulier, le général Saulnier présent, dont la fonction était précisément d’informer le chef de l’État de ce genre de choses, et dont on peut supposer qu’il n’y manquait pas, qui ne dit mot, ne pouvant certes contredire son employeur. Et si c’était vrai, admissible comme tel, que l’armée puisse mener une telle guerre par sa propre initiative, ce serait d’une telle gravité pour l’ordre institutionnel qu’il aurait fallu d’urgence procéder à une sérieuse remise au pas, mais vous ça ne semble pas vous avoir choqué, l’idée de conduire pendant des années une confrontation militaire de cette ampleur sans que le seul donneur d’ordres légitime le sache…

Mais ce n’est là qu’un détail, car le Président parle, avec ce qui semblerait de la franchise qui sied à ce niveau de confiance : « Laissez-moi vous dire que vous n’avez rien compris à ma politique africaine. » « Notre ennemi n’est que marginalement le Libyen. » « Le danger, c’est l’Américain. » Là aussi, on frôle le vertige. « L’Américain, qui cherche à nous supplanter sur notre terrain d’excellence... » Notre lecteur, éventuellement pollué lui-même par ces sornettes, peinera peut-être à mesurer l’abîme qui se révélait dans cette “réflexion” présidentielle, véritable tissu d’âneries. Vous m’excuserez, mon général, de vous voir, vous comme nombre de vos collègues comme de grands enfants. Mais que faut-il dire de ces civils qui prétendent diriger le pays et le monde… Le niveau de cette “pensée stratégique” tombe en-dessous du niveau de la mer. Il y a une Afrique qui se cherche et se débat pour sortir de la misère, et pendant ce temps, dans l’Olympe des “grands de ce monde”, des individus aux catégories mentales aussi étroites qu’ils vivraient des conflits imaginaires, nés du cerveau fiévreux d’analystes devant justifier de leur salaire en racontant n’importe quoi.

On doit malheureusement s’expliquer ce triomphe de la bêtise par une raison plus profonde : un ordre militaire doit perpétuellement s’inventer des adversaires pour justifier de son existence, pour donner un sens à son action. Qu’au passage on soit en train de faire la guerre au Tchad contre la Libye pour le compte de l’alliance franco-américaine n’embarrassait nullement l’« éblouissant exposé sur la stratégie de développement de la grandeur de la France », « grâce notamment à sa présence et à son influence en Afrique ».

Mitterrand explique : « Pour pouvoir garder, voire renforcer notre place dans le monde, il nous faut cet atout africain. » L’Afrique, un atout pour la France, un continent ainsi réduit au niveau d’une carte dans son “jeu”. Quand on parle d’enfants… On se moque ici, mais c’est sérieux, l’avantage est concret : « Lors des votes à l’ONU, nos amis africains nous apportent leurs voix... » On avait remarqué, en effet, ce sens “profond” de la politique africaine, qui consistera à avoir installé des marionnettes à la tête des anciennes colonies, permettant à la France de se démultiplier comme personne dans l’arène internationale, mieux que l’URSS du temps du bloc soviétique de l’est de l’Europe, comportant une poignée de pays « satellites », la France, elle, s’en paye une ribambelle. Ainsi on asservirait un continent, empêchant partout que se constituent des gouvernements vertueux – assassinant au besoin les leaders nationalistes trop soucieux des intérêts de leurs peuples, de Lumumba à Sankara, sans oublier Sylvanus Olympio, Ruben Nyobé et tant d’autres –, à seule fin de disposer de quelques voix en plus au Conseil de sécurité et d’un « groupe » au sein de l’Assemblé générale des Nations unies, permettant effectivement de faire “contre-poids” aux États-Unis, tout en fonctionnant en parfait binôme avec eux, ce qui nous vaut l’existence d’une sorte de gouvernement mondial. Est-il besoin de rappeler que Mitterrand aura été l’homme des Pershing, allant mouiller sa chemise jusqu’à faire discours devant le Bundestag pour combattre l’opinion pacifiste allemande et imposer des missiles américains sur son territoire ?

Or, vous, vous n’allez pas seulement faire du ski nautique le dimanche avec le responsable local de la CIA. Celui-ci finira par vous offrir le double de votre solde, versé mensuellement sur un compte à votre nom en Suisse, pour vous épargner les lenteurs d’une indemnisation au cas où votre travail d’informateur pour une puissance étrangère puisse vous coûter votre job… Vous auriez refusé, bien sûr, mais ne niez pas avoir entretenu des « liens avec le Pentagone », y compris « plus tard » dans votre carrière, « ayant toujours en tête cette leçon donnée par le président ». Votre dossier d’officier général comporterait une restriction : « Parfois excès d’américanophilie ! »

En dépit de son propos, cela n’aura pas gêné François Mitterrand pour vous promouvoir sans attendre, deux mois plus tard, chef de cabinet du nouveau chef d’état-major des armées, le général Saulnier, celui-là même qu’il avait admis à prendre une chaise du bureau lors de son entretien avec vous. Mitterrand aurait « balayé d’un geste de la main » les objections qu’on pouvait lui faire, le ministère de la Défense s’opposant à votre promotion comme général. Vous serez général, et dès le premier jour, c’est vous qui rédigez la lettre aux armées du général Saulnier pour sa prise de fonctions. En écrivant vos mémoires, vous ne pouvez-vous retenir de manquer de respect envers votre patron nominal, chargé de « conseiller le président sur la politique africaine de la France ! »… Le point d’exclamation est de vous. Ici, il faut traduire : bien sûr que Saulnier n’était pas qualifié, et c’est bien pour ça que Mitterrand vous avez collé à la direction de son cabinet.

Vous n’aurez que « deux autres tête-à-tête avec le président Mitterrand ». Avec le premier, « trois temps forts » de votre carrière. Mais vous ne dîtes rien des deux suivants, sinon que « le dernier mettra un terme à une carrière militaire pleine de risques ». Ainsi, ce dernier entretien au moins n’aura pas eu lieu dans le cadre de vos fonctions auprès du général Saulnier, mais ultérieurement, lorsque vous occuperez la délicate fonction de chef de la mission militaire de coopération, véritable patron du corps expéditionnaire français au Rwanda jusqu’en 1993… Et on ne vous cachera pas qu’on aurait aimé en savoir plus. Car la politique que vous aidiez à mettre en œuvre dans ce lointain pays, théoriquement en dehors du “pré carré”, aura coûté un million de morts au peuple rwandais. Votre silence sur le contenu de ces entretiens « en tête à tête » est vraiment regrettable. Car il est certain qu’on aimerait en savoir plus sur ce que Mitterrand pouvait dire alors à un homme partageant au fond ses «  convictions  ».

Il est regrettable aussi que vous fassiez l’économie de nous expliquer pourquoi ce dernier entretien aurait « mis un terme » à votre carrière, pas vraiment un détail, mon général, lorsqu’on prétend dans des mémoires rendre compte de son parcours. Et permettez qu’on relève que cet aveu d’une mise à l’écart convenue dans le secret du bureau présidentiel est complètement absente du récit que vous donnez de votre prétendu limogeage du ministère de la coopération aux dernières étapes de la préparation du génocide des Tutsi. En fait, on comprend que ceci était convenu. Mieux qu’Édouard Balladur, vous aurez ainsi bénéficié d’une exonération complète de vos pourtant lourdes responsabilités. Car on aura aussi compris que ce dernier entretien n’était en rien conflictuel, et que ce « terme » de votre carrière ne vous dérangeait en rien.

Chef de cabinet du chef d’état-major des armées, vous étiez, de fait, le véritable patron de l’armée, des « fonctions passionnantes », et on peut relever que non seulement vous battrez « le record de longévité à ce poste » : d’abord trente-quatre mois sous Saulnier, et huit mois de plus au service de son successeur le général Schmitt, trois ans et demi en tout, indication certaine de la confiance que Mitterrand mettait en vous.

On passera sur votre description du général Saulnier dans ses fonctions de chef d’état-major, où votre irrespect frise le mépris du «  personnage  », comme vous dîtes. Vous ne cachez pas non plus combien il maîtrisait peu son appareil. « Même son numéro deux, l’amiral Louzeau, est contraint de passer fréquemment par [votre] bureau pour savoir ce qui se passe... » Là aussi, vous avez la ponctuation éloquente, mon général. C’était donc bien vous le patron. Ceci pour l’essentiel sous la délicate période de la «  cohabitation  » de Mitterrand à l’Élysée avec Chirac à Matignon, en 1986-88, avec André Giraud comme ministre. Mais vous servirez à ce poste sous… quatre ministres ! D’abord Charles Hernu, dont vous ne dîtes quasiment rien, alors qu’on sait combien sa fonction sera perturbée par l’affaire du Rainbow warrior à la fin de son mandat, quand vous étiez déjà là, mais vous n’en parlez pas, alors que votre ami Mitterrand s’était fait prendre la main dans le sac d’une opération “homo”, et que ça coûtera sa place, et la vie, à votre ministre… Puis Paul Quilès, que vous ne mentionnez même pas, mais dont on comprend qu’il vous connaissait bien, lorsqu’il vous auditionnera devant la Mission parlementaire sur le Rwanda. Et, après Giraud, au retour de la «  gauche  », Jean-Pierre Chevènement que vous n’évoquez pas plus.

Il faudrait soupçonner que vos mémoires ont été écrites par un « nègre » quand on relève à cet endroit une très grossière erreur, en lisant, page 139, que le ministre de la Défense de l’époque, « de droite », aurait été Hervé Bourges… D’une part, Hervé Bourges était réputé homme de gauche, et même de “gauche africaine”, lui qu’on qualifiait d’« un tiers mondain, deux-tiers mondiste », mais surtout il ne sera jamais en charge de la défense mais plutôt de la télévision… Or un homonyme, Yvon Bourges, certes de droite et ministre de la Défense, l’aura été en une toute autre époque, de 1975 à 1980, sous Giscard. Ce qui indiquerait que non seulement vous n’avez pas écrit ces mémoires, mais que vous ne les auriez même pas relus – à moins que vous soyez atteint d’un déroutant Alzheimer ? Sinon vous conviendrez que seul un pigiste mal informé pouvait écrire telle bourde.

Notons que vous n’aurez pas seulement servi quatre ministres, et deux chef d’état-major, mais aussi quatre premier ministres, Mauroy, Fabius, Chirac et Rocard. On mesure là combien Mitterrand pouvait être attaché à votre modeste personne à qui il confiera la direction effective de ses armées sous autant de gouvernements, qu’ils soient de gauche ou de droite. Vous souhaiterez être muté après huit mois passés au service du général Schmitt dont vous ne dîtes rien du tout, sinon qu’il «  accède sans difficulté  » à votre demande. Schmitt sera fameux alors pour sa dénonciation comme officier tortionnaire en Algérie, une de ses victimes portant plainte, déboutée par la cour de cassation après une longue bataille judiciaire. Plus forte personnalité que Saulnier, on peut supposer qu’après trente-quatre mois de toute puissance sous ce dernier vous ayez eu du mal à vous adapter à un patron moins insignifiant. Ou bien faut-il imaginer que sa participation dans les rangs des ultras de l’Algérie française ait rendu gênante votre réputation d’ancien putschiste ?

Vous demanderez alors la direction prestigieuse du Centre des Hautes Études Militaires, le CHEM, qui forme exclusivement les officiers supérieurs. Une fonction on ne peut plus politique, à tel point qu’André Giraud se serait opposé à votre nomination puisqu’ayant si longtemps servi Mitterrand vous finissiez par être réputé « de gauche ». « On ne forme pas la formation des futurs généraux à un officier socialiste »… Vous vous mettrez légitimement en colère… Vous, de gauche ! Et votre mutation sera finalement acceptée. Mais on n’aura pas un mot sur votre activité dans ce saint des saints de la pensée stratégique de l’armée. Une discrétion si absolue qu’il n’est pas interdit de penser que ce qui se cuisine là n’est vraiment pas racontable…

***

Juin 1990, vous appelle l’amiral Lanxade, chef d’état-major particulier de Mitterrand, le quatrième (de ceux-là aussi vous aurez connu quatre…) À la demande expresse du Président, il vous propose le poste de chef de la coopération militaire. Vous êtes surpris car, d’ordinaire, ce poste est exclusivement réservé à la marine. C’est qu’il s’agit de commander à « des colonels en poste dans 26 pays du champ ». Vous ne mettez pas de guillemets à ce «  champ  » dont vous précise l’étendue : Afrique, Océan indien et Caraïbes. L’armée en charge de ce «  champ  », on appelait ça « la coloniale », dans le temps. L’armée coloniale, où par définition la marine était prépondérante, puisqu’il s’agissait d’intervenir au loin. On dit aussi « la Royale », ainsi qu’on appelait il y a plus longtemps encore la flotte du roi. Elle est réputée pour être particulièrement à droite, la plus à droite des trois armes, qui avant-guerre abritait la Cagoule, l’état-major de la Royale étant alors réputé intégralement cagoulard. L’amiral Darlan, alors patron, réussira pendant l’Occupation à prendre un temps la place de Laval à la présidence du Conseil, en s’appuyant en particulier sur son excellente relation personnelle avec Hitler... Les guerres d’Indochine et d’Algérie ne contribuerons pas à adoucir le tableau, même si les parachutistes emporteront le morceau, parmi lesquels les RPIMa de la marine parviennent encore à se distinguer.

On comprend que la tradition de contrôle de l’espace colonial par la marine s’était ainsi perpétuée jusqu’à vous dans ce poste plus que stratégique consistant à piloter l’ensemble des troupes intervenant dans « le champ », ce qu’on appelait l’empire, devenu le terrain de la « coopération militaire » avec des États “indépendants” – dont les gouvernants sont le plus souvent désignés directement par l’Élysée. Petite astuce au passage : le budget de l’armée coloniale passe ainsi à la charge du ministère de la coopération, la Défense poussant jusqu’à externaliser le coût de ce qu’on appelle les « opex », « opérations à l’extérieur », soit toute intervention à l’étranger. Et les salaires que la caisse de votre ministère versait aux soldats que vous recrutiez pour intervenir dans « le champ » étaient – et sont toujours – prélevés sur l’aide publique au développement…

Aussitôt installé dans vos nouvelles fonctions, un dossier que vous connaissez bien arrive à l’ordre du jour : le Tchad, un pays que vous connaissez bien. Le menu de votre première réunion de « cellule de crise » au Quai d’Orsay est plutôt lourd : il s’agit de débarquer Hissène Habré « dont la gouvernance est de plus en plus critiquée ». En guise de “mauvaise gouvernance”, en 2017, l’ancien dictateur tchadien a finalement été condamné, au Sénégal, pour les 40 000 assassinats politiques qu’on attribue à son régime. Condamné après un quart de siècle d’exil doré, grâce à la ténacité des parties civiles et la pression exercée par la justice belge, ce qui n’aurait pas suffi sans l’élection en 2012 de Macky Sall à la présidence du Sénégal. La peine de perpétuité infligée alors au dictateur déchu peut s’entendre comme une grande victoire pour l’humanité, et particulièrement en Afrique.

En 1990, votre « cellule de crise » était très loin de ces préoccupations “droit-de-l’hommistes”. On ne sait trop quel était le soucis mais Habré ne convenait plus. Trop indépendant, il se serait rapproché des Américains, pensant ainsi pouvoir se passer du soutien français ? C’est possible, mais douteux. La vérité est bien sûr différente : Hissène Habré était soutenu, en particulier au nom de sa guerre contre la Libye, tout au long de son régime, non seulement par l’armée française, ses trois mille hommes et la flotte aérienne que vous dirigiez de Bangui en 1984-85, mais aussi par la CIA et la logistique du Pentagone, Ronald Reagan ayant été particulièrement généreux envers l’autocrate sanguinaire qui régnait à N’djamena. Loin des divagations mitterrandiennes sur « l’ennemi américain », le Tchad était le cas d’une parfaite coopération franco-américaine, et Habré aura été sauvé plusieurs fois par l’aviation française en synergie avec l’approvisionnement efficace fourni par Washington, en Toyotas qui permettront à Habré de gagner la bataille au sol.

Pourquoi la France l’aura-t-elle laissé tomber ce jour-là au bénéfice d’Idriss Déby ? On n’a pas vraiment d’éléments pour répondre, mais vous confirmez le fait : Habré « risque de perdre le soutien de la France ». « En pleine période de Françafrique, cela signifie qu’il peut être démis de ses fonctions et remplacé par un autre candidat choisi par la France. » Ce jour-là, c’est l’Élysée, représenté par l’amiral Lanxade, alors chef d’état-major particulier de Mitterrand, qui plaide pour le remplacement par Idriss Déby. « Idriss Déby sera le prochain président tchadien. Tel est le choix français…  » La messe est dite. Connaissant personnellement Déby, vous vous « réjouissez » du choix de Mitterrand. Trente ans plus tard le peuple tchadien en est toujours là, à subir la décision de votre « cellule de crise ».

On vous charge alors de la délicate mission d’aller informer Hissène Habré de son congé. Mitterrand met à votre disposition un avion présidentiel, et son sherpa Thierry de Beaucé, alors en fait secrétaire d’état aux affaires étrangères, « conseiller diplomatique du président » comme vous dites. Mais c’est vous qui devrez expliquer au président tchadien, diplomatiquement, qu’il ne dispose plus du “mandat du ciel”, et que vous n’avez que des médicaments à lui proposer, pour tout secours, à l’heure où les colonnes de Déby foncent sur N’djamena… « Sur cette réponse, le président tchadien comprend que la France l’abandonne. » Et sa réaction « ne s’est pas fait attendre : après avoir vidé les banques de N’djamena de toutes leurs liquidités, il est parti avec 30 millions de francs au Cameroun puis au Sénégal » – où les services français lui avait aménagé point de chute.

Pendant ce temps, de retour à Paris, vous voilà plongé de nouveau dans la « cellule de crise », mais cette fois dans le « poste de commandement souterrain de l’Élysée, le PC Jupiter ». Vous gérez là au millimètre. Refusant de l’essence aux Toyotas de Déby, vous laissez le temps à Habré de rafler l’argent et de faire ses bagages… Vous retournerez bientôt au Tchad, cette fois pour aider Idriss Déby à mettre en place son régime. Et vous nous dites que vous engloutirez plus d’un tiers de votre budget pour équiper la « nouvelle armée, composée essentiellement de Zaghawa », l’ethnie présidentielle, la bonne vieille méthode de Mantion que vous aviez admirée au Centrafrique… Déby veut vous remercier, vous refusez : « Je ne fais que mon travail avec l’argent des Français », lui répondez-vous, effectivement précis. C’est l’argent du contribuable qui a payé les tortionnaires employés par Déby depuis trente ans… Et c’est toujours le système que vous avez mis en place qui sévit.

Deuxième mission : le Togo, où le général Eyadéma, assassin en 1963 de Sylvanus Olympio, premier président du pays, est, depuis 1967, dictateur sans rival, mais plus de vingt-deux ans plus tard il est question de multipartisme proposé par Mitterrand, et promu avec conviction par l’ambassadeur de France, le jeune Bruno Delaye qui « soutient sans nuance le Premier ministre », partisan de l’ouverture démocratique. Au bout de quatre jours, l’affaire est réglée : Eyadéma veut bien concéder « un début de multipartisme », « mais il se doit de changer de premier ministre… et d’ambassadeur de France ». Là aussi, il n’est pas certain que le peuple togolais doive vous remercier, mon général, pour les trente années de règne des Eyadéma père et fils qu’il a dû subir depuis votre passage et votre intervention si efficace pour stopper net la velléité démocratique. Avant que vous repartiez, on comprend en revanche que le dictateur ait tenu à vous honorer en vous faisant « grand officier de l’ordre du Mono »… « Par amitié pour [vous] », le jeune ambassadeur sanctionné pour avoir trop cru dans la démocratie, viendra à la cérémonie où Éyadéma vous accrochait sa médaille. Au passage, vous aviez donné une leçon de “gouvernance africaine” à la française à Bruno Delaye, si efficace que Mitterrand pouvait aussitôt l’embaucher en consolation comme “monsieur Afrique” à l’Élysée, peut-être muni de votre recommandation...

Vous évoquez l’Angola « qui connaît une guerre civile » qui dure depuis 1975, entre le régime du MPLA d’Eduardo dos Santos et l’Unita de Jonas Savimbi. « La France ne choisit pas », dites-vous. En effet, pendant plus de vingt-cinq ans, de 1975 à la mort de Savimbi en 2002, la France n’aura pas du tout « choisi », soutenant l’un et l’autre, entretenant cyniquement cette guerre civile qui compte au moins 500 000 morts, des millions de déplacés, un nombre incalculable d’estropiés dans ce pays devenu un champ de mines. Et c’est vous qui aurez “l’honneur” de recevoir Savimbi au ministère de la coopération. Ainsi, il n’est pas une cochonnerie de la Françafrique que vous n’aurez touchée de près, sans que ça vous fasse plus d’émotion.

***

Mais « dès votre prise de fonction », la grande affaire, plus encore que le Tchad, c’est le Rwanda, « pays qui mobilise toute votre attention ». Vous aurez inversé la chronologie d’ailleurs, puisque c’est en décembre 1990 que vous débarquiez Hissène Habré, alors que vous étiez appelé à vos nouvelles fonctions à la tête de la coopération militaire en juin, et qu’en octobre débutait l’opération Noroît, l’intervention française au Rwanda, une opération très spéciale, l’opération génocide. Dès novembre vous inspectez le terrain, survolant Rwanda et Burundi en hélicoptère, comme pour vous rendre compte d’où vous mettiez les pieds.

Dommage que vos connaissances du pays soient aussi superficielles, pour ne pas dire fantaisistes : « avant la colonisation, le Rwanda et le Burundi ont déjà connus des massacres ethniques », écrivez-vous. Vraiment dommage que vous soyez aussi mal documenté. D’autant qu’il s’agit d’un point très sensible de votre mission. Les « massacres » sont un syndrome qui s’inscrit au contraire dans la période post-coloniale, et qui se déploiera surtout sous votre régime. À noter que vous voyez des « massacres ethniques » où la vulgate génocidaire française parle d’ordinaire de « massacres inter-ethniques » que vous interprétez comme « une forme de limitation face au danger de surpopulation »… Vu d’hélicoptère, c’est vrai qu’on est libre de dire n’importe quoi. Mais vous écrivez un quart de siècle plus tard, et il ne semble pas que votre documentation se soit améliorée. La « surpopulation » que vous envisagiez alors s’entrevoit éventuellement aujourd’hui, un quart de siècle après, à plus de 13 millions d’habitants, le double de ce que vous pouviez observer à l’époque, mon général, et personne ne massacre personne, mais on en vient, depuis peu, à devoir importer des denrées alimentaires, ce qui est moins coûteux à tous points de vue, peut-être en conviendrez-vous.

Octobre 1990. Le premier acte de l’intervention française officielle intervient, à la demande du président Habyarimana « prétextant une attaque supposée du FPR à Kigali », dites-vous. Curieuse façon de procéder. On intervient tout en sachant que le motif de l’intervention est factice ? Aurait-on alors un motif “supérieur” inavoué, pour se laisser ainsi duper intentionnellement ? Ce qui est certain, c’est qu’à défaut d’une attaque du FPR, Kigali subira en “représailles” la rafle de 10 000 Tutsi, sous les yeux des détachements français envoyés là précipitamment en quelque sorte « pour rien ». À noter que, loin d’être dupe, vous n’en augmentez pas moins « progressivement » le nombre d’« assistants techniques », et doublez « le financement des équipements militaires ». Mais il ne s’agit bien sûr pas d’« aider l’armée rwandaise à combattre le FPR sous quelque forme que ce soit ». Bien sûr...

De mauvaise foi, peut-être, mais non moins témoin précieux, mon général, lorsque vous précisez que vous étiez informé dès le départ des intentions génocidaires de l’armée rwandaise qui vous demandait explicitement des secours à cette fin. Il s’agissait précisément d’une demande « d’armes lourdes », « mitrailleuses, mortiers », pour la gendarmerie. Vous expliquez à vos interlocuteurs « que la gendarmerie a pour fonction le maintien de l’ordre », et nul besoin de cette puissance de feu. Ces « armes lourdes », on le sait aujourd’hui, étaient prévues comme ce qu’on pourrait appeler “les chambres à gaz” du génocide, puisqu’après avoir rassemblé les Tutsi dans un premier temps, on les exterminera, en effet, à coups « d’armes lourdes », en particulier « mitrailleuses et mortiers ». C’est le colonel Rwagafilita, chef d’état-major de la gendarmerie – cette gendarmerie issue d’accords de coopération signés sous Giscard, afin soi-disant d’exporter des techniques de maintien de l’ordre « à la française » –, qui vous explique avec franchise que les Tutsi « sont très peu nombreux, nous allons les liquider et cela ira très vite ». Rwagafilita sera alors remplacé auprès de vous par le colonel Serubuga, « plus diplomate dans ses propos », mais vous pouvez « lire entre les lignes que le génocide est une des solutions envisagées ».

Votre récit se fait un peu rapide à cet endroit. Certes vous avertissez « pendant trois mois » du « risque de massacre des Tutsi ». Pourquoi seulement « trois mois », mon général, alors que vous êtes resté en place presque trois ans ? Et pourquoi donc acceptiez-vous de travailler méthodiquement à renforcer cette coopération dont vous saviez qu’elle consistait à soutenir un programme génocidaire ? Pour quelqu’un qui aura mis un point d’honneur, tout au long de sa carrière, à défendre ses «  convictions  », on aimerait bien savoir à quoi elles vous servaient alors…

Il se trouve que vous sautez malheureusement des épisodes que l’historiographie aura retenu comme significatifs, tel le génocide des Bagogwe, qui intervient dès début 1991, dans un secteur où vous aurez installé une garnison de votre DAMI. La terreur se prolongera dans la région sous les yeux de vos hommes. Permettez ici, mon général, qu’on introduise, à titre d’exemple, un document que je découvre à l’instant, une dépêche rendant compte d’un témoignage devant la commission d’enquête rwandaise :

Kigali, 14 déc. (ARI) – Le témoin N° 19 qui a requis l’anonymat a déclaré à la Commission rwandaise que les soldats français ont participé à la planification et à l’exécution en 1992 des massacres de Bagogwe, Tutsi originaires de Gisenyi, a établi l’Agence Rwandaise d’Information (ARI).

« Les Français nous ont appris comment fabriquer les massues cloutées que nous avons utilisées pour tuer les Bagogwe en 1992. Ils disaient qu’il faut utiliser les massues pour ne pas gaspiller les munitions contre les civils Bagogwe sans armes », a-t-il dit.

« La guerre contre le FPR ne se terminerait pas si vous n’exterminez pas les Bagogwe qui sont leurs complices de l’intérieur. Car en fait, les Bagogwe envoient les hommes et les jeunes gens valides rejoindre le maquis du FPR », insistaient-ils.

Cet ex-FAR dit que les instructeurs français leur apprenaient durant la journée les “tactiques” à utiliser pour exécuter les Bagogwe. Ces “tactiques” consistaient à une mission de reconnaissance durant la journée en vue d’identifier les maisons qui hébergent les hommes et les jeunes gens valides. Et la nuit était consacrée aux massacres.

Ce témoin affirme avoir tué au moins 10 Bagogwe au cours de trois attaques auxquelles il a participé avec les soldats français. Il se souvient avoir intercepté un homme au sortir de sa maison, le soldat français avec lequel il était – un sergent – a fait une clé de judo à cet homme et a recommandé par la suite à cet ex-FAR de l’achever avec la massue.

Le témoin N° 19 estime à 400 le nombre de Tutsi tués lors des massacres des Bagogwe survenus deux ans avant le génocide. Il a indiqué qu’il y avait au moins 40 soldats français au CECODO (Centre d’entraînement des commandos). Il y avait au moins un soldat français dans chaque section qui allait opérer contre les Bagogwe.

Précisons que ce témoin était membre des ex-FAR (Forces Armées Rwandaises). Il s’est fait enrôler dans l’armée en
1991 et sa formation militaire a été dispensée par des instructeurs français au CECODO du Camp Bigogwe. Les instructeurs français se trouvaient au Rwanda dans le cadre de l’Accord d’assistance mutuelle qui existait entre le Rwanda et la France.

On sait combien les dizaines de témoignages du genre, recueillis par divers enquêteurs individuels, organismes ou commissions, sont facilement écartés d’un revers de la main, tant ils sont terribles et éloignés de la présentation plus innocente que d’honorables officiers ou responsables civils agissant sous Mitterrand ont pu donner. Je crains, après plus d’un quart de siècle d’examen de la question, qu’il faille se rendre à l’évidence d’une part de votre mauvaise foi, d’autre part de l’extrême vraisemblance de ce témoignage qui se recoupe avec tant d’autres et nous force à regarder ce que nous avons pu appeler ailleurs l’impensable, que de sympathiques officiers coloniaux comme vous, mon général, aient pu se compromettre dans un tel crime, certes déshonorant, qui plus est imprescriptible.

Vous ne vous souvenez pas beaucoup de ce que vous faisiez, mais vous vous souvenez bien de ce que vous n’aurez pas fait, comme de participer à une mission envoyée « sur place » avec « des conseillers Afrique du président, à savoir son fils, Jean-Christophe Mitterrand, le diplomate Paul Dijoud et le colonel Huchon, de l’état-major particulier du président ». Vous auriez été « exclu » de ce voyage d’étude, dites-vous, mais on ne comprend pas pourquoi vous y auriez été inclus, vous qui alliez au Rwanda bien plus souvent et n’aviez pas grand-chose à apprendre…

Vous considérez cette “exclusion” comme une « première alerte », et on ne comprend pas bien pourquoi, surtout qu’en guise d’alerte, on peut dire que vous aviez été servi, dès le départ, par vos adjoints les colonels Rwagafilita et Serubuga… Le « deuxième avertissement » interviendra, selon vous, vers la fin de votre prestation, en 1993, lorsque vous apprenez que des Dami, en l’occurrence du fameux 1er RPIMa, auraient effectué une « mission de reconnaissance » en territoire ougandais « contraire aux ordres de neutralité ». Ce serait, nous laissez-vous entendre ici, à l’origine de votre “limogeage”, en mai 1993, lorsqu’il vous sera demandé de rejoindre le ministère de la défense, alors qu’au début de l’année l’amiral Lanxade vous proposait de rempiler pour une année ou plus « jusqu’à l’été 1994 », ce que vous aviez accepté tant « ce poste très mobilisant » vous « passionnait »…

On peut relever que la version que vous donnez dans ces mémoires ne correspond pas à ce que vous avez pu déclarer, en 1998, devant la Mission d’information parlementaire, ou du moins ce qu’on connaît de vos auditions tenues à huis-clos comme pour nombre de militaires. Il était de même question de votre protestation contre des « dépassements de mission » des Dami, mais pas d’incursion en Ouganda, que l’on sache. Vous évoquiez alors des « bruits » et des « rumeurs » qui « existaient en France ». On suppose que ce que vous qualifiez ici de « bruits » pouvaient venir d’associations de défense des droits de l’Homme, qui allaient bientôt publier un rapport accablant, ou de certains journalistes, tel Jean-François Dupaquier qui dénonçait, dans L’Événement du Jeudi, la préparation du génocide, dès le début de l’intervention française. En dépit de vos prudences sémantiques, on croit pouvoir déduire de vos dépositions croisées devant la Mission d’information parlementaire de 1998, que Marcel Debarge, nouvellement ministre de la coopération, s’était rendu au Rwanda par suite de votre visite, pour ordonner la continuation de la coopération de gendarmerie dans la lutte contre le « terrorisme », contrairement à votre instruction.

Ce n’est pas si clair que ça quand on voit qu’en fait vous auriez refusé deux officiers supplémentaires, n’en accordant que quand on vous en demandait quatre… Vous expliquez pourtant que le motif de votre refus était que vous ne pouviez faire confiance à la gendarmerie rwandaise qui s’écartait clairement de l’éthique du maintien de l’ordre dit « à la française », supposé être particulièrement respectueux des droits humains… Les déclarations de Rwagafilita et la compréhension que vous aviez « entre les lignes » de l’état d’esprit de Serubuga suffisaient à vous faire une opinion, nous dites-vous. On peut regretter toutefois que ce ne soit qu’en début 1993 que vous vous soyez ému d’un comportement dont vous aviez connaissance dès le départ puisqu’il ne vous en avait pas été fait mystère.

Notons simplement qu’à cette date, début 1993, du 7 au 21 janvier – en même temps que vous ? – se trouvait au Rwanda la Commission d’enquête internationale sur les violations des droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990, avec entre autres Jean Carbonare, Alison Desforges, René Degni-Ségui, Éric Gillet. On avait, de fait, largement dépassé le stade des « rumeurs en France ». Le rapport de la commission sera édité dès son retour (on en trouve « deuxième tirage » daté de février). Dès le 28 janvier, Jean Carbonare intervenait à la télévision, au journal de 20 heures de Bruno Masure, pour un sujet de près de six minutes, simplement accablant.

Des « rumeurs » ? Des « bruits » ? Il s’agissait en fait d’un rapport pas très aimable pour ce qui avait pu passer sous votre règne, plus de deux ans, les années 1991 et 1992 en entier. En 1991, c’était les Bagogwe. En 1992, c’était le Bugesera. Deux épisodes qu’on peut qualifier de répétitions générales du génocide, où se rodait la technique génocidaire. En 1992, une coopérante italienne, Anna Locatelli, parviendra à témoigner sur les ondes de RFI, au lendemain d’importants massacres. On la retrouvait morte, par balles, quelques heures après. Peut-être n’écoutiez-vous pas RFI, mon général ? Ainsi ce n’est que début 1993 que vous aurez trouvé à redire au travail de la gendarmerie… Un peu tard.

Vous revenez à Paris et, dites-vous, « un message sur mon bureau m’informe que le DAMI n’est plus sous mes ordres ». Ce n’est pas comme ça que vous rapportiez les faits en 1998, expliquant devant la Mission d’information qu’« après que vous aviez eu donné des instructions au DAMI on vous avait indiqué que vos instructions n’étaient pas les bonnes et que le commandement des DAMI vous avait été retiré ». Comme Paul Quilès vous demandait « qui se cachait sous ce “on” ?  », vous aviez précisé qu’il s’agissait de votre ministre, « par le truchement de personnes dont vous ne vous souveniez plus ». Déjà à l’époque, vous n’aviez pas très bonne mémoire.

Votre ministre ? Lequel ? Vous en avez connu tant… Était-ce Edwige Avice, au nom de laquelle vous vous rendiez à Kigali, et qui sera éjectée début avril ? Ou bien Marcel Debarge, ancien ministre du Logement, qui se précipitera alors à Kigali, en avril, pour « changer vos instructions ».

Debarge lui-même en témoignait devant Quilès de façon “diplomatique” :

« S’agissant de la coopération militaire, il [Debarge] a exposé que son déplacement intervenait juste après une mission du Général Jean Varret, chef de la Mission militaire de Coopération qui en avait examiné les détails, et qu’il se souvenait d’avoir marqué son accord à l’étude d’un plan de démobilisation, à l’exemple de celui que la France avait engagé au Tchad et à la poursuite des actions de coopération en matière de lutte contre le terrorisme. »

L’accord sur un plan de démobilisation n’était pas certain, puisque Debarge, comme Roussin après lui, veilleront à l’augmentation du nombre d’hommes ; quant à la coopération avec la gendarmerie pour « lutter contre le terrorisme », s’il appelait à le poursuivre, ce n’était pas vraiment comme vous, qui déclariez devant la même mission d’information parlementaire :

« Qu’à la suite de divers attentats, la gendarmerie rwandaise avait demandé, avec l’appui de l’ambassadeur, une formation d’officier de police judiciaire (OPJ), afin de pouvoir mener efficacement des enquêtes intérieures. Il [Varret] a précisé qu’il n’avait envoyé que deux gendarmes car il s’était vite rendu compte que ces enquêtes consistaient à pourchasser les Tutsis, ceux que le Colonel Rwagafilita appelait “la cinquième colonne”. »

C’est vous qui le dites, que les « enquêtes » de la gendarmerie – cette gendarmerie à laquelle la France apportait son assistance depuis 1975, et dont les effectifs s’étaient montés à huit mille sous votre régime – « consistaient à pourchasser les Tutsi »… ! Et vous ne vous en inquièterez qu’en 1993…

Excusez-moi, mon général, si je m’embrouille dans mes recoupements. C’est aussi que vos témoignages successifs ne sont pas très clairs. Car, c’est en avril 1992 que Marcel Debarge remplace Edwige Avice, et en mars 1993 qu’arrive Michel Roussin. Vous ne rejoindrez la Défense qu’en mai 1993. Devant Quilès, Debarge dit rendre compte « précisément des deux missions qu’il avait effectuées dans la région ». La première en mai 1992. C’est là que « s’agissant de coopération militaire  », il avait cru bon d’exposer son « accord » avec vous, même si cela pouvait s’interpréter différemment.

Or, vous, c’est en « début 1993 » que vous estimiez que « l’objectif de faire une gendarmerie à la française n’avait pas été atteint ». Il s’agissait de « ficher les Tutsi » et vous auriez « tout fait pour freiner cette coopération avec la gendarmerie rwandaise, qui est demeurée superficielle », déclariez-vous, répondant aux questions de Bernard Cazeneuve, rapporteur de la MIP.

Peut-être Debarge se souvenait-il mieux que vous ? Il n’a fait que deux voyages, lui. Vous, on ne sait combien. Vous auriez exprimé des réserves ? À quelle date ? En tout cas, c’est bien un an plus tard, en même temps que la FIDH, et avant le deuxième voyage au Rwanda de Marcel Debarge, arrivé à Kigali «  le 27 février  », que vous auriez exprimé votre trouble, et que vous auriez été sanctionné en étant relevé de votre commandement. Étant donnée la date où elle est intervenue, on pourrait presque interpréter cette “sanction” comme un désaveu de votre travail, au vu de ce qu’avait constaté la FIDH… Au cas où le scandale gonfle, on pourrait toujours dire qu’on avait sanctionné le responsable de la coopération militaire...

Mais il faut suivre ce deuxième voyage de Marcel Debarge à Kigali pour deviner que ce ne doit pas être la bonne interprétation. Le ministre de la coopération arrive après une offensive du FPR et il s’est ému aux larmes en découvrant des camps de réfugiés aux portes de Kigali. La situation a été jugée assez grave par un précédent émissaire de Mitterrand, Bruno Delaye, votre ami de Lomé, pour que la décision soit prise d’augmenter significativement le contingent français. Dans l’émotion, et ce climat de mobilisation, Debarge « se souvenait avoir prôné l’unité nationale et fait valoir que la constitution d’une troisième force serait illusoire face à la détermination et à l’organisation du FPR. » Un député, Pierre Brana, l’interroge à ce propos : il « aurait demandé, le 28 février, aux partis d’opposition à Kigali de faire front commun avec le Président Habyarimana contre le FPR” », est-ce que « ce n’était pas aller un peu loin dans les affaires internes du Rwanda » ? Debarge, gêné, répond qu’« il avait peut-être pu conseiller la cohésion au gouvernement rwandais, qui avait été élargi à des partis d’opposition, pour négocier avec le FPR, mais qu’en tout état de cause, ses déclarations devaient être vérifiées »… Quant à son intervention en faveur de la lutte anti-terroriste, « il croyait se souvenir que, quand le Chef d’état-major de la gendarmerie rwandaise [Rwagafilita] avait été changé, un poste d’assistanat judiciaire auprès de celle-ci avait été créé dans le cadre d’une conception démocratique de son fonctionnement », bien sûr.

De retour à Paris, le « conseiller de la présidence » Dominique Pin, émettait une note, pour rendre compte du voyage du ministre, qu’il avait accompagné : très opposé à ce qui était qualifié de « troisième force », à la recherche d’une solution intégrant le FPR, le discours de Debarge aurait constitué une « nette et sévère mise en garde », appelant à « présenter un front uni face au FPR » qui, « s’il l’emporte », « imposera une politique totalitaire ». Les historiens ont pu considérer ce discours comme rien de moins que fondateur de ce qu’on appellera le « hutu power », rassemblant transversalement les partisans du génocide de tous les divers partis, et apparaîtra une fraction « power » dans chacun d’entre eux, beau résultat.

Au même moment, à Paris, le responsable des affaires internationales au Parti socialiste, Gérard Fuchs, s’inquiétait de ce voyage de Debarge, et s’interrogeait « sur la décision d’envoyer de nouvelles troupes françaises au Rwanda, alors que les violations des droits de l’homme par le régime du général Habyarimana ne cessent de se multiplier », dénonçant « une présence militaire qui apparaît aujourd’hui comme un secours à un régime dictatorial aux abois ». À Bujumbura, au Burundi, l’ensemble des partis participant au gouvernement – à l’exclusion du parti du président, le MNRDD, ancien parti unique –, se réunissaient avec le FPR, et l’AFP pouvait rendre compte de leur dénonciation commune de ce qui était, selon eux, « l’obstacle majeur au processus de paix » : « le pouvoir dictatorial du président Habyarimana et la présence des troupes françaises ». S’exprimait là avec force cette « troisième voie » que critiquait Debarge. En parvenant à susciter les jours suivants des fractions radicales « power » préférant rester “du côté du manche”, le ministre français avait certes rendu un grand service à la cause génocidaire.

Vous avez l’occasion d’évoquer ce ministre qui sera votre patron une bonne année, en fait, et qui n’est pas celui qui vous aura signifié votre congé, ni le retrait de votre commandement du DAMI, semble-t-il. Vous semblez avoir apprécié ce « corpulent syndicaliste des PTT aux qualités humaines indéniables ». Pierre Joxe, alors ministre de la Défense, cherche à vous débaucher en vous offrant la direction de l’enseignement supérieur de l’armée de terre, avec une quatrième étoile, « et appartement de fonction à l’École militaire ». Vous n’appréciez pas qu’on tente de vous « appâter », et vous en plaignez à Debarge qui décroche aussitôt son téléphone pour engueuler Joxe. Ce qui vous vaudra de « partager votre hilarité » avec votre sympathique patron.

Non, ce n’est pas lui qui vous a débarqué, on le sait, c’est Michel Roussin, son successeur, ministre du gouvernement de « cohabitation » d’Édouard Balladur. Quant à la relève du commandement des DAMI, vous aurez fini par éclaircir le mystère, semble-t-il, postérieurement à la parution de ces mémoires, en posant la question à l’amiral Lanxade qui répondra tranquillement que ceci découlait de la création du Commandement des opérations spéciales, le fameux COS, en juin 1992. Or, c’est bien plus de six mois plus tard, à votre retour de voyage de février 1993, que vous trouviez cette note sur votre bureau vous retirant toute autorité sur le DAMI.

Essayant d’y voir clair, j’explore la documentation vous concernant, telle qu’on la trouve rassemblée sur la remarquable base documentaire France-Génocide-Tutsi qu’entretient notre collaborateur Jacques Morel. En date du 27 mai 1992, on y trouve votre « Compte-rendu de mission au Rwanda et au Burundi », du 8 au 14 mai. Au Rwanda, vous étiez reçu par le Président, Habyarimana en personne, le Premier ministre, Dismas Nsengiyaremye, issu de l’opposition, le ministre de la Défense, et le chef d’état-major des armées, encore le colonel Serubuga.

« Les responsables civils et militaires m’ont tous remercié de l’aide française apportée à l’armée rwandaise », écrivez-vous. Faut-il dire qu’ils vous recevaient comme le père Noël ? « L’aide de la MMC [Mission militaire de coopération] a effectivement été triplée, tant en coopérants militaires (15 à 52) qu’en dons de matériels. » « Le colonel Serubuga a insisté sur la part déterminante prise par les instructeurs français dans la formation des unités rwandaises. »

Vient le paragraphe « Lutte contre le terrorisme »… L’aide de la France vous est demandée dans la « lutte contre les attentats, qui depuis six mois font régner la plus grande inquiétude dans tout le pays ». « Ils m’ont formulé une demande de formation très urgente d’enquêteurs rwandais et une aide indirecte à la conduite des enquêtes. »

Une aide indirecte… Ça laisse rêveur. Vous n’êtes pas né de la dernière pluie, mon général, vous étiez en Algérie, et vous savez comment on conçoit « la lutte anti-terroriste », et ce que font les « enquêteurs » dans les salles de torture. Le Rwanda ne faisait pas exception, ou plutôt si, puisque la « cinquième colonne » du FPR s’y étendait à l’ensemble des Tutsi, et les procédés hérités de l’Inquisition permettaient de le vérifier, bien sûr. Dans les griffes de vos enquêteurs, on imagine facilement comment qui n’était pas pro-FPR le devenait aussitôt…

[Permettez une parenthèse : « L’aide indirecte », c’est ce qu’ont connu les Argentins, sous Videla, où les rares rescapés de la torture à l’école de mécanique, quand ils avaient été épargnés par le « vuelo » noyant les « subversifs » dans le Rio de la Plata sur le modèle des « crevettes Bigeard » expérimenté en Algérie, se souvenaient bien des assistants français de leurs tortionnaires, Giscard, puis Mitterrand, ayant envoyé jusqu’à six cent hommes pour encadrer la « guerra sucia », la « guerre sale » qui, de 1976 à 1983, laissera 30 à 40 000 victimes, faut-il préciser d’innocents civils, massacrés sur l’autel de la lutte « anti-subversive », un délire anti-communiste forgé à travers les guerres d’Indochine et d’Algérie, adopté avec enthousiasme par « l’ami américain » au Vietnam et partout, comme là en Amérique latine, où les militaires fascistes, frustrés, par la défaite d’Hitler en 45, se déchaînaient, aidés par Trinquier et Aussaresses, et tant de déçus comme vous de « l’Algérie française », dans le cadre de qui s’appelait le « Plan Condor ».]

« Je n’ai pas fait de proposition concrète aux autorités rwandaises et me suis limité, sur place, à une étude faisabilité avec les coopérants militaires qui seraient éventuellement concernés », dites-vous, concluant à « leur indispensable renfort par deux ou trois spécialistes ». Des « spécialistes »… On en frissonne. Et vous donnez votre opinion : « Je pense qu’il serait souhaitable d’envoyer rapidement les personnels nécessaires pour une durée de deux mois environ. » Ce sont vos camarades d’Algérie qui avaient raison, mon général, quand ils se moquaient du saint-cyrien que vous êtes, prétendant toujours garder ses gants blancs. Je ne vois pas en quoi cela atténue vos responsabilités.

On trouve en page 3 de votre compte-rendu de mission « Deux informations complémentaires » : « Le Premier ministre et le ministre de la Défense » vous informent du prochain limogeage de Serubuga et de Rwagafilita ainsi que de Sagatwa. Un ange passe… Il s’agit de décapiter le groupe génocidaire aux manettes de la gendarmerie comme de l’armée et de la présidence, rien que ça. Le Premier ministre, Dismas Nsengiyaremye, est là en application des accords d’Arusha, cinq accords successifs qui organisaient graduellement la transition. À ce titre, Habyarimana a dû nommer ce véritable opposant qui n’est en place que depuis le 2 avril, et le restera jusqu’à son remplacement par Agathe Uwulingiyimana, en juillet 1993, devant aussitôt se réfugier à l’étranger tant sa prestation avait déplu aux « extrémistes ». Comme on peut en juger là. Vous êtes alors assez expert en réalités rwandaises pour vous permettre un commentaire : « Il est peu probable que le Président acceptera facilement le départ à la retraite de ces trois fidèles représentants de la tendance intransigeante de son armée. »

La « tendance intransigeante »…, comme c’est joliment dit, pour qualifier ce que vous connaissiez comme le parti ouvertement génocidaire. Permettez qu’on relève que cela fait alors un an et demi que Rwagafilita, patron de la gendarmerie, vous a avoué sa détermination à liquider tous les Tutsi, et vous avez compris que Serubuga partage ses vues. Comme on peut le constater, ils sont toujours en poste, et même si on parle de le congédier, vous n’y croyez pas…

Mais vous serez démenti. Un mois plus tard, fin juin 1992, Habyarimana signait le limogeage de Rwagafilita et de Serubuga. Ce qui ne lui aurait jamais été pardonné, expliquant pour certains l’attentat du 6 avril. [Réintégré alors dans l’armée, Laurent Serubuga est considéré comme le mentor de Théoneste Bagosora, et réputé l’avoir conseillé quotidiennement au long du génocide. Réfugié en France, retrouvé deux fois et poursuivi une première fois à Strasbourg, relâché « faute de preuves », il sera arrêté de nouveau à Cambrai, en vertu d’un mandat international émis par Kigali, et, en 2014, la cour de cassation refusait son extradition au Rwanda au motif que la loi rwandaise serait postérieure aux faits incriminés… Ainsi la plus haute juridiction française se sera abaissée à protéger un des plus éminents responsables d’un crime imprescriptible…]

Le Premier ministre s’inquiète de la création d’un état-major particulier auprès d’Habyarimana qui commanderait directement l’armée. Vous le rassurez quant au statut du lieutenant-colonel Maurin, « adjoint de l’attaché de défense », « et non pas conseiller militaire du Président ». Un beau mensonge, mon général. Jean-Jacques Maurin sera à la fois conseiller du chef d’état-major des armées, qu’il assistait « quotidiennement », l’accompagnant dans tous ses déplacements, mais il remplira également les fonctions de conseiller militaire du président. Il était encore à Kigali le 6 avril 1994, et à minuit rejoignait le colonel Bagosora, considéré comme l’architecte du génocide, « pour faire le point de la situation », comme il pourra l’écrire lui-même dans son compte-rendu de mission…

Un dernier point porte sur la « restructuration de l’armée rwandaise  ». Le Premier ministre, et son ministre de la Défense, James Gasana, insistent pour que soit menée à bien la réduction des effectifs militaires, en application des accords d’Arusha, et que soit étudiée sans retard « l’intégration des combattants du FPR dans cette nouvelle armée », ainsi que le prévoyaient les mêmes accords. Vous ne cachez pas que « le Président n’estime pas cette opération prioritaire », et « n’envisage en aucun cas l’intégration de l’armée FPR »… Il n’est pas convaincu que l’ouverture du Premier ministre vis-à-vis du FPR soit « dans l’intérêt du pays », concluez-vous, lui laissant le dernier mot.

Tout est dit. Certes on voudrait « poursuivre sans entraves le processus démocratique et la recherche de la paix »… tout en pensant qu’il n’est pas certain que ce soit « dans l’intérêt du pays ». Ainsi, loin de faire comme vous le demande le gouvernement de transition, chargé de faire la paix, vous maintenez et augmentez l’effort militaire, alors même que vous savez que ceux qui le réclament sont partisans de l’extermination d’une partie de la population…

Vous écrivez dans vos mémoires que vous auriez été mis à l’écart parce que vous n’étiez pas « dans le camp des amis des Hutus que l’on doit aider à combattre les Tutsis ». C’est pourtant ce que vous aurez fait au moins d’octobre 1990 à février 1993, sinon en fait jusqu’en mai 93, véritable date de votre départ du Ministère de la coopération, deux ans et demi en tout, pendant lesquels la situation des droits humains était si terrible au Rwanda qu’en février 1993 la FIDH pouvait rendre rapport si accablant.

Mais peut-être la MMC n’était-elle pas abonnée à L’Événement du jeudi ? Vous aurez ainsi manqué les avertissements de Jean-François Dupaquier. On en retrouve la trace sur la base de données de Jacques Morel. Ainsi, dès le 11 octobre 1990, sous le titre explicite : « Rwanda : que fait l’armée française ? », Dupaquier peut-il écrire que « les exécutions sommaires se multiplient sous les yeux des militaires français... »

Et de conclure : « La dictature tribale et militaire d’Habyarimana risque de conférer un caractère bien peu humanitaire à l’envoi des parachutistes français. » Une semaine plus tard, le 18 octobre 1990, Dupaquier remet le couvert : « Rwanda : extermination raciale ». « Malgré l’intervention “humanitaire” des parachutistes français et belges... », on pouvait noter que les droits humains n’étaient pas au mieux. Et dénoncer les dizaines de tonnes d’armes et de munitions livrées aux assassins, qui n’avaient « pas peu contribué » à ce qu’Habyarimana retrouve « ses vieux réflexes d’extermination tribale ».

En juin 1992, pendant que vous discutiez aimablement avec Habyarimana, Dupaquier titrait carrément : « La France au chevet d’un fascisme africain ». Ce jour-là, mon général, c’était vous, la France. Et l’EDJ pouvait même rapporter des témoignages sur des officiers français participant à des interrogatoires « plusieurs jours de suite » à la prison de Kigali… Ou évoquer le « va-et-vient incessant d’avions qui transportent armes et munitions depuis Châteauroux jusqu’à l’aéroport de Kigali ». « On observe que le lieutenant-colonel Jean-Jacques Maurin, officiellement adjoint de l’attaché militaire, est en réalité le chef d’état-major de l’armée rwandaise, chargé de superviser une guerre de moins en moins militaire et de plus en plus incivile. »

Là encore, tout était dit.

On discute, mon général, et on fait mine de prendre au sérieux vos « mémoires », précieux « témoignage » d’un homme qui était aux premières loges de la politique entreprise par la France au Rwanda, alors qu’on a bien lu, dès la première page, vos remerciements à Erik Orsenna, le porte-plume de François Mitterrand lui-même, qui aura « su [vous] faire raconter [vos] anecdotes », et vous « convaincre de les écrire ». L’académicien se serait ainsi mis à votre service, pour présenter au mieux votre histoire, où vous dénoncez un « lobby militaire » qui aurait fait que « toute information sur les risques de génocide n’était pas prise en compte et ne remontait pas jusqu’à Mitterrand ». Bien sûr… On comprend qu’Orsenna apprécie votre témoignage...

Vous dîtes que « ce drame rwandais » serait « à l’origine de [votre] départ du ministère de la coopération ». Orsenna ne vous aura pas assez bien relu. Souvenez-vous mon général, vous nous expliquiez quelques pages plus haut que vous étiez très satisfait de voir votre mandat prolongé d’un an, sur proposition de l’amiral Lanxade, et combien vous aviez été déçu qu’il soit abrégé, contre votre volonté, en mai 1993… «  Je n’ai pas attendu le massacre pour faire une nouvelle demande de démission », prétendez-vous maintenant… Votre maman ne vous a pas expliqué, mon général, que ce n’est pas joli de mentir ?

« Devant l’accomplissement de ce drame, je fais savoir à Mitterrand que la vraie raison de ma démission, qu’il ne comprend pas, est due au fait qu’il n’a jamais tenu compte de mes télégrammes alarmistes. » « Il n’a jamais vu ces télégrammes et [vous auriez] dû lui transmettre directement », aurait-il répondu. C’est bien dommage qu’aucun de ces « télégrammes » ne soit disponible. On aimerait en connaître la teneur. Mais vous permettrez qu’on ne croît pas un mot de cette prétendue distance que vous auriez exprimé tout le long selon vous, alors que vous étiez le premier responsable de la politique criminelle qui se mettait en œuvre, le patron des soldats de la République qui soutenaient activement l’entreprise génocidaire. De même qu’il n’était « évidemment » pas « irréalisable » que vous alertiez le chef de l’État, du haut de votre MMC. Vous êtes trop modeste, mon général. Ou bien faut-il comprendre que vous vous moquez de vos lecteurs ?

Vous évoquez pour finir la Mission Quilès, devant laquelle vous avez « dû comparaître » deux fois, votre première déposition « n’ayant pas paru assez complète » aux yeux des députés. On peut regretter que la version publiée des auditions de la MIP ne rende compte que d’une de ces deux « comparutions », et pourrait se poser la question d’ouvrir déjà les archives de la Mission parlementaire, sans attendre d’obtenir celles des services secrets… Tout ce qui a été occulté là par le rapporteur Cazeneuve sous la surveillance de Paul Quilès devrait apporter un éclairage singulier sur le sens de leur travail, et plein d’informations sur la réalité du crime de François Mitterrand.

« Un des premiers buts de cette commission était d’éviter que le TPI ouvre une session sur le génocide rwandais, comme il en était question. » Votre phrase manque de précision, mon général, Orsenna aurait pu vous le dire : le TPIR, ainsi que s’appelait le Tribunal Pénal International pour le Rwanda, par définition avait ouvert « une session sur le génocide rwandais ». Ce que vous voulez dire, en fait, on le comprend, c’est qu’il aurait dû être question, naturellement, de ce que son objet s’étende à l’ensemble des responsabilités, y compris internationales, y compris les vôtres. On se souvient d’un général français disant en off à Gabriel Périès, « ils ont été chics, à la mission Quilès, de nous éviter Nuremberg », ainsi qu’il le rapportait en introduction de son livre, co-signé avec David Servenay, Une guerre noire. « Un tel tribunal aurait été pour beaucoup de Français impliqués certainement plus pénalisant que ne le fut le “tribunal” national. » Beaucoup plus « pénalisant », ce n’est rien de le dire. Loin d’être un « tribunal », une mission d’information ne fait que produire un rapport, et n’a d’autre pouvoir que de faire des recommandations. Au TPIR, on distribuait normalement des peines de prisons allant jusqu’à la perpétuité...

Vous touchez là un point essentiel. L’armée française n’a pas été jugée. Justice n’a pas été faite.

Vous quitterez donc à regret le Ministère de la coopération, en mai 1993, sans même que Michel Roussin puisse vous dire pourquoi. On vous propose alors une planque plus que confortable : gouverneur militaire de Lille, « avec hôtel particulier et personnel militaire et civil à disposition ». Vous refusez. C’est là que vous auriez posé votre « démission » si souvent remise.

Et c’est alors que Mitterrand vous convoque, pour ce qui serait un dernier entretien « en tête à tête ». Il s’inquièterait de votre refus d’affectation lilloise. Vous lui auriez expliqué que vous préfériez « la présidence de la COFRAS » qui va se libérer.

Qu’est donc que la COFRAS ? « Une compagnie publique », précisez-vous. Elle se présente elle-même : « La Compagnie Française d’Assistance Spécialisée est chargée du transfert des savoir-faire militaires français de l’armée de terre, de la gendarmerie nationale et du service de santé des armées. Elle apporte son expertise opérationnelle afin d’optimiser les capacités de défense de ses partenaires. » En somme vous souhaitiez continuer votre activité en changeant juste de casquette, si on comprend bien, en passant dans ce que vous considérez comme le « privé ».

Mitterrand s’y serait opposé : «  Je refuse que vous soyez marchand d’armes, tout comme je refuse votre démission » On voit là la haute estime que Mitterrand vous portait. C’est vrai que de vendre des armes, c’est moins chic que de les donner, comme vous faisiez au Ministère de la coopération… « Je vous prends à l’Élysée », aurait-il dit. Mais ça ne vous convenait pas. Vous seriez allé voir Bruno Delaye avec un curieux argumentaire : « Il y a déjà deux généraux à l’Élysée : l’un est le chef d’état-major particulier, l’autre s’occupe des golfs présidentiels... » Les chasses présidentielles, elles, étaient réservées par François de Grossouvre, auriez-vous pu ajouter… On découvre là cette fonction de responsable des « golfs présidentiels » confiée à un général...

Vous auriez bien continué à jouer en Afrique, puisque c’était votre terrain de prédilection, mais vous supputiez que vous n’auriez « rien à faire puisque c’est toi qui es en charge de l’Afrique », auriez-vous expliqué à Bruno Delaye. Vraiment dommage, mon général, si vous permettez un instant qu’on se mette à votre place. C’était non seulement prestigieux et éventuellement passionnant de travailler à l’Élysée, mais si votre souci, motivant soi-disant votre « démission », était que vos « télégrammes alarmistes » ne remontaient pas jusqu’à Mitterrand, il n’était pas trop tard. On est là un an avant le génocide. En refusant cette place en or, vous scelliez le sort d’un million de Tutsi. Y avez-vous pensé ?

« Une dizaine de jours plus tard », Mitterrand vous convoque à nouveau. Vous l’aurez ainsi vu et revu, l’occasion de lui expliquer peut-être qu’il fallait changer de politique au Rwanda, si on ne voulait entraîner l’honneur de l’armée et l’honneur du pays au fond d’un gouffre...

« J’accepte votre démission tout en la regrettant », vous dit Mitterrand. «  Je vais organiser une cérémonie d’adieux aux armes à l’école militaire, et j’y viendrai. » Bigre ! On peut dire qu’il avait apprécié vos services, le vieux ! Et dire que vous ne l’auriez rencontré que deux ou trois fois… On se souvient qu’il vous avait confié, pendant longtemps, le contrôle des armées, du haut de votre poste de chef de cabinet de deux chefs d’état-major des armées successifs, Saulnier et Schmitt, où, surtout pendant vos années avec Saulnier, presque trois ans, vous étiez le grand manitou. Quant à la MMC, ce n’était pas rien non plus, surtout en ces temps difficiles où on pouvait se faire accuser d’être « au chevet d’un fascisme africain », et complice de génocide, au Rwanda. Ainsi Mitterrand tenait à vous remercier particulièrement, plus que quiconque pourrait-on dire, tant l’engagement à venir en personne assister à une cérémonie dans la cour de l’École militaire n’était certainement pas rien non plus, surtout dans l’état de santé que l’on sait du président, plus que fatigué alors.

Rebelle jusqu’au bout, vous auriez refusé cet ultime honneur, osant répondre au vieux Mitterrand qui a la main sur la porte, l’interrompant avec une élégance certes émouvante : « Le plus bel adieux aux armes que je pouvais espérer était celui en tête-à-tête dans le bureau du chef des armées. Je n’en souhaite pas d’autre. » Quelle panache ! C’est à ça qu’on reconnaît « les bons ». Bien sûr vous apprécierez votre quatrième étoile, mais vous ne vous payez pas de la petite monnaie des honneurs militaires, conscient de ce qu’ils ne sont qu’un décorum sur une réalité bien plus sérieuse. Et là, c’est sérieusement que Mitterrand vous rendait hommage en vous recevant dans son bureau au terme de votre prestation rwandaise, et en vous exprimant sa gratitude aussi chaleureusement.

«  Il me regarde avec étonnement et me laisse partir sans ajouter un mot. Le lendemain, je reçois un appel de sa secrétaire particulière, Paulette Decraene : “Le Président m’a chargé de vous dire que cet adieu aux armes l’avait beaucoup touché.”  » Comme c’est émouvant. Quel tact. Car, en somme, en évitant la cérémonie, il faut bien dire mon général que vous évitiez de remuer la merde. On se serait inévitablement souvenu de votre réputation du putschiste qui a réussi à mener sa barque à travers tous les régimes. Il y avait peu de chances qu’on se souvienne de votre activité criminelle au Biafra, qui n’intéressait personne, mais on reparlerait probablement du Tchad, et surtout de votre lien avec Mitterrand depuis lors, certes discret, mais non moins fort, si fort que certains vous auront même pris pour un homme de gauche, vous qui n’avez jamais renoncé, ni un jour, à vos « convictions » de jeunesse, avec le courage qu’on a vu. Des « convictions » si proches de celles de François Mitterrand, et pour lesquelles, comme lui, vous aviez dû quand même faire profil bas, vous adaptant aux réalités du temps, lui « socialiste », vous militaire incolore.

Pour le bien du service, pour ne pas rendre plus compliquée la gestion du « dossier » rwandais qui arrivait à maturation, il valait mieux, en effet, que vous sortiez par la petite porte. Est-il nécessaire de préciser ici qu’en vous ménageant cette sortie Mitterrand vous sauvait la mise ? Vous auriez tout loisir de raconter ensuite des salades, comme quoi vous n’y étiez pour rien, et n’aviez fait que vous comporter raisonnablement, parvenant même à accomplir le tour de force, après avoir attendu un quart de siècle, de prétendre sauver l’honneur de l’armée. Car c’est bien votre entreprise, mon général, que de laisser à l’histoire l’image d’un officier qui aura fait son devoir honorablement, alors que tous les autres se compromettaient irrémédiablement dans la fange d’un crime abject. Il y aurait eu un méchant « lobby militaire », et d’honnêtes soldats. Au passage vous tentez même l’exploit de blanchir François Mitterrand, que le « lobby militaire » aurait empêché de recevoir les informations « alarmistes » qui remontaient normalement d’une administration vertueuse. Et le vieux président se serait fait berner…

Convenons que c’est une jolie fable, et dans le monde du story-telling, il n’est pas impossible qu’elle reste. Vous pourriez espérer même qu’elle s’impose, à voir la réception louangeuse que votre outing aura suscité. Il faut dire que l’affaire était bien montée, puisque dès la mission d’information vous posiez les jalons de cette pieuse légende. C’est tellement bien ficelé, mon général, que pour un peu on reconnaîtrait dans la subtilité de l’agencement de ce conte la patte inimitable de… François Mitterrand, un esprit imaginatif. Et je gagerais que c’était là le véritable contenu de vos derniers entretiens, qui ont mis un terme à votre carrière. Certes, vous ne vous précipiterez pas pour témoigner, « laissant le temps au temps ».

Orsenna vous aurait curieusement conseillé de publier à compte d’auteur, imprimé par Amazon… Ce n’est pas sot. Ça évitait de passer par le crible d’un véritable éditeur…

Vous vous accordez enfin une page de conclusion, pour ces « quarante ans sous l’uniforme » surtout consacrés à l’Afrique. Permettez qu’on vous cite ici extensivement :

« La grosse faute de la colonisation fut le traité des frontières des États africains. Ces frontières ont été tracées sur la base de conquêtes coloniales et de rivalités ou d’accords entre pays colonisateurs européens. Ceux-ci n’avaient pas pris en compte les territoires ethniques qui prévalaient bien avant la colonisation. Les frontières nationales sont donc artificielles et sont souvent remises en question. »

On apprécie le point de vue « anti-colonialiste » de la part d’un homme qui aura exercé si énergiquement la puissance néocoloniale, du Biafra au Rwanda en passant par le Tchad, sans oublier l’Algérie, dernière bataille de la colonisation proprement dite… Mais il n’est pas sûr que quarante années de guerre aident à comprendre quoi que ce soit, mon général. Vous auriez pu ouvrir un livre d’histoire de l’Afrique pour savoir que ce n’était pas toujours si simple.

Par exemple, vous auriez pu vous intéresser à celle du Rwanda, où votre raisonnement peine à s’appliquer puisque Hutu, Tutsi et Twa n’y représentaient pas vraiment des ethnies, mais plutôt des castes (et encore ce concept en rend-il compte très médiocrement), qui partageaient le même territoire, la même langue, la même religion, dans un État unifié très centralisé… Le colonisateur aura certes commis de grandes fautes au Rwanda… en voulant plaquer la vision ethniste que vous reprenez ici à votre compte… Et le pire de ces colonisateurs, c’était vous, qui aurez poussé au paroxysme ce délire « ethniste » que partageaient François Mitterrand comme l’ensemble de l’administration coloniale, comme les hommes des divisions d’élite que vous avez installées là pour ce sale travail, possiblement le pire de toute l’histoire coloniale qui pourtant en a vu d’autres des saloperies.

Mais votre conclusion se prolonge :

« De même, la démocratie à l’occidentale ne saurait être appliquée telle quelle aux démocraties africaines. La mathématique électorale assure à l’ethnie majoritaire la gouvernance du pays car tous les électeurs d’une même ethnie votaient pour leur représentant. »

Je suis moins africaniste que vous, mon général, mais j’en ai assez vu pour savoir que ce n’est bien sûr pas aussi simple. Il n’y a pas toujours d’ethnie majoritaire, les partis politiques se définissent rarement en fonction de celles-ci, et les électeurs ne sont pas forcément des moutons. Les questions se posent le plus souvent, sinon presque toujours, en d’autres termes. Quand elles se posent aussi primitivement que ça, c’est généralement du fait du colonisateur qui, comme au Rwanda, tient à plaquer ces schémas là où il ferait mieux de s’abstenir. Comme au Rwanda…

Et vous terminez d’un paragraphe qu’on a du mal à interpréter…

« Le Tchad et le Rwanda, par exemple, se sont affranchis depuis des décennies de la mathématique électorale occidentale au grand dam de nos démocrates mais pas toujours au détriment des citoyens. »

Je m’étonne qu’Orsenna ne vous ait pas repris ici. Comme mot de la fin, on fait mieux. Que le Tchad ne soit pas une démocratie, c’est certain. Que ce ne soit pas « au détriment de ses citoyens », c’est moins sûr. Mais c’est vrai que vous êtes le parrain d’Idriss Déby, un des plus redoutables tortionnaires d’Afrique… Quant au Rwanda, vous n’aurez pas suivi, mais c’est une démocratie, au moins depuis ce jour où vous pouviez rencontrer un premier ministre issu de l’opposition et en désaccord avec le président-dictateur. C’était la période de transition voulue par les accords d’Arusha, qui plus est conforme à la démocratisation réclamée par Mitterrand à La Baule.

Dans son gouvernement figurait comme ministre de l’éducation Agathe Uwilingyimana, qui lui succèdera et sera parmi les premières victimes du génocide comme on sait. Elle avait engagé de grandes réformes dans l’éducation, supprimant les scandaleux quotas ethniques, suscitant à la fois la haine des partisans de l’ordre ancien et l’enthousiasme de la population, qui l’avait fortement soutenue, manifestant en dépit de la rage des Interahamwe, ce jour-là vaincus pacifiquement. Quant au Rwanda post-génocidaire, on y vote, et le Parlement a la particularité d’avoir un record de participation féminine. Je ne ferai pas plus l’éloge de cette démocratie dans une société par ailleurs tétanisée par l’expérience plus que traumatisante du génocide que vous avez laissé faire, pour ne pas dire que vous avez abondamment contribué à le rendre possible.

Vient l’épilogue. Mai 1994, Mitterrand vous aura finalement accordé la Présidence de la Cofras, qu’il semblait vous refuser. Vous voilà marchand d’armes, comme vous l’ambitionniez. Faut-il vous en vouloir d’avoir fait le forcing pour des contrats de formation à l’usage des 300 chars AMX30 livrés à l’Arabie saoudite, ou des 400 Leclerc pour les Émirats ? Qu’aujourd’hui ce matériel serve à exterminer le peule yéménite n’est plus votre affaire.

Quant à vos couilles de jockey, mon général, vous auriez pu avoir la pudeur de ne pas les exhiber, mais c’est vrai que dans l’armée, on n’a honte de rien, ni chez les marchands d’armes, semble-t-il. J’espère être moins vaniteux, s’il me venait, dans vingt ans, comme vous mon général, d’écrire des mémoires.

Toujours prêt à sauver votre âme, vous ajoutez à vos fonctions de « marchand d’armes » un travail humanitaire, une branche à but non lucratif, vous intéressant au déminage des ruines d’Angkor d’où votre grand-père, déjà dans la coloniale, avait rapporté quelques statuettes dont vous avez héritées.

Vous nous exposez les vertus des méthodes françaises, consistant à désamorcer la mine in situ plutôt que de la faire péter au risque d’exploser les ruines archéologiques. Mais il semblerait que vous ayez perdu cette guerre-là, commerciale, le marché passant entre les mains d’anglo-saxons ou d’allemands malgré vos efforts. Au passage vous aurez l’idée d’affecter les 5 000 dollars d’une enveloppe remise personnellement par le roi Sihanouk à la construction d’une école, le « sourire des enfants » étant votre « plus belle récompense ».

Vous voilà retraité, mais pas vraiment, vous êtes du « deuxième cadre », ce qui veut dire que vous restez salarié de l’armée, et tenu au devoir de réserve. La retraite peut tomber comme une « sanction », si vous ne le respectez pas assez.

Ce qui a failli arriver lorsqu’en 2013 votre ami Idriss Déby souhaitait vous embaucher pour développer le tourisme au Tibesti... Puis vous voilà à la tête de la toute nouvelle Fondation du patrimoine voulue par Jacques Chirac, que Michel Charasse vous expliquera comment financer. Et enfin c’est Jacques Attali qui vous trouve de l’emploi dans la microfinance, « faisant d’un général un banquier », et vous voilà de retour au Gabon, chez votre ami Bongo, pour y faire le banquier des pauvres.

Vous m’excuserez, mon général, si je passe sur vos exploits sportifs, où vous aurez certainement plus souvent risqué votre vie que dans vos états-majors militaires…

Ça ne laisse que l’impression, encore une fois, que même à 80 ans passés vous êtes toujours un grand enfant. Et puis vient le mot de la fin, où vous rappelez combien l’éthique aura guidé votre carrière. On ne comprend pas toutefois ce que vous appelez « les humiliations de 1944-45, malgré le général de Gaulle ». Ce que vous appelez « humiliations », mon général, c’est ce qu’on appelle la Libération… Faut-il penser que vos « convictions » vous font apprécier ça très différemment ?

Vous terminez par un commentaire amer. « Un Marcel Bigeard pourrait-il encore naître dans l’armée d’aujourd’hui ? Je ne le crois pas et je le regrette. » Hormis d’avoir été un des plus fervents apôtres de la torture que vous disiez avoir désapprouvée, sans qu’on soit bien sûr de pouvoir vous croire, Bigeard aura donc laissé son nom aux « crevettes Bigeard » qu’on évoquait plus haut, une technique très astucieuse et peu coûteuse : on coule les pieds de l’individu dans une bassine de ciment, l’ayant préalablement assommé ou endormi, et on le jette dans la mer par la trappe d’un avion. Après avoir copieusement expérimenté la chose dans la rade d’Alger, où elle conquit la célébrité avant d’être exportée en Argentine, on la réutilisera beaucoup plus tard au Togo, pour le compte de votre ami Éyadéma.

Vous regrettez qu’il n’y ait plus de Bigeard ? Le temps béni des tortionnaires ?

Disons les choses comme elles sont : vous êtes écœurant, mon général.

MS

Michel Sitbon dirige les éditions de l’Esprit frappeur et Dagorno. Il est le fondateur des journaux Maintenant, Etat d’urgence, Le Quotidien des Sans-Papiers et Guerre Moderne. Il est également (...)
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 5/03/2020