Innocent Muhozi : « ils créent les conditions qui rendront possible un génocide au Burundi »
LNR
La Nuit burundaise
Nous voudrions vous interroger sur la situation au Burundi. On parle de propos ouvertement génocidaires, y compris dans la bouche de certains hommes politiques, de représentants de l’État. Un génocide est-il en train de se préparer au Burundi ? Un génocide est-il possible, aujourd’hui, au Burundi ?
Innocent Muhozi [1] : En 1993, pendant la campagne électorale, il y avait tous ces journalistes rwandais qui seront tués pendant le génocide. Ils étaient à Bujumbura en formation avec nous. On a eu une session à Bujurumba et à Kigali. On était en pleine campagne électorale, en 1993. Fin septembre ou début octobre 1993, juste avant que la campagne ne s’arrête, trois au quatre candidats sont venus parler de leur programme en conférence de presse. Nous étions à l’hôtel Sources du Nil.
Je me souviens de celui qui était président du FRODEBU, Melchior Ndadaye, qui prononce une phrase incroyable : « si les Rwandais continuent à venir s’immiscer dans les affaires intérieures du Burundi, il risque de leur arriver ce qui est arrivé aux Juifs en Allemagne ». Textuellement. Dans la salle. Quelque temps après il devient Président [2]. Il a été assassiné le 21 octobre 1993. C’est avant le génocide des Tutsi au Rwanda. C’est pour vous dire !
Dans cette région, dans ces deux pays, le Rwanda et le Burundi, il y a des gens qui peuvent envisager l’extermination physique des autres comme une option politique parmi tant d’autres. Et quand je vois ce qu’ils font aujourd’hui, ça n’a pas arrêté. Ça n’a pas arrêté ! Quand il a été assassiné, un mouvement de résistance s’est créé, le CNDD-FDD, et qu’est-ce qu’il faisait, il massacrait des Tutsi partout où il pouvait les atteindre, ainsi que les Hutu qui n’était pas d’accord avec lui. C’était vraiment systématique. Ça n’a pas arrêté. Ils n’ont jamais pu prendre et encore moins occuper ne serait-ce que la plus petite colline du pays, mais leur force, c’était de tuer les civils partout où ils pouvaient les atteindre, et spécialement les Tutsi, parfois dans les écoles, les camps de déplacés, etc.
Aujourd’hui quand on voit ce que Nkurunziza est en train de faire, il est méthodiquement en train de démanteler tous les équilibres issus des accords d’Arusha qui permettaient que le génocide soit impossible, mais également qu’un coup d’état soit impossible contre ceux qui ont gagné les élections.
C’était ça l’enjeu des accords d’Arusha.
Là, il est en train de démanteler la police et l’armée. Il en enlève les Tutsi. Il les neutralise. Et en fait, ils sont en train de créer les conditions qui rendront possible un génocide au Burundi. Parce que jusque-là si il n’y a pas eu de génocide au Burundi, ce n’est pas par manque de volonté de ceux qui voudraient le réaliser, c’est parce qu’il y avait cet obstacle physique, tout bêtement, et cet obstacle physique, c’était l’armée, qui était dominée par les Tutsi. Et aujourd’hui, méthodiquement, Nkurunziza est en train d’enlever la composante Tutsi dans le commandement, dans les unités, pour rendre un génocide possible. C’est aussi simple que ça.
Dans cette région, un génocide n’est plus possible au Rwanda, mais au Burundi, c’est en train de le devenir.
Pensez-vous que les milices Imburekature sont l’instrument qui permettrait de réaliser un génocide au Burundi ?
Pourquoi les milices Imbonerakure ? Parce que Nkurunziza sait qu’il ne contrôle pas totalement l’armée, qu’il ne contrôle pas totalement la police, qui sont, jusque-là, comme par miracle, toujours mixtes aujourd’hui. Par contre, il lui fallait une autre force qui soit intégralement sous son contrôle. Donc c’est pour ça qu’il crée les Imbonerakure, qui se mélangent facilement avec les FDLR aujourd’hui. Donc on ne sait plus trop qui est quoi aujourd’hui au Burundi.
Est-il vrai que des ONG ont tout récemment encore quitté le pays parce qu’on leur demandait de signaler l’ethnie de leurs employés ?
En fait, l’Accord d’Arusha a mis en place un principe assez contestable, mais finalement logique, qui stipule que la police, l’armée, les services de sécurité, c’est 50-50 : 50 % de Hutu, 50 % de Tutsi. Parce qu’il fallait que les Hutu ne soient plus exclus de l’armée, des services de sécurité, qui excluaient largement les Hutu, notamment dans le commandement. Mais, pour les Tutsi, il s’agissait de garantir leur sécurité physique. Donc avec ce compromis, 50-50, personne ne va chercher à massacrer l’autre. Concernant les institutions politiques, il fallait qu’il y ai, au minimum, 40 % de Tutsi et 60 % de Hutu. L’idée avancée, c’est que s’il y a des élections, les Hutu, qui sont 85 %, vont les gagner très largement, et qu’il ne faut pas que les Tutsi soient exclus politiquement et socialement. 60-40, ça c’est dans les institutions, pour les postes politiques.
Aujourd’hui, Nkurunziza est en train d’imposer ça à toute la société, ce qui n’était pas préconisé dans l’Accord d’Arusha. Il est en train d’ethniciser méthodiquement la société. Autant les Accords essayaient de faire en sorte qu’une fois que les équilibres seraient atteints « en haut », la société allait se réorganiser, et c’est ce qui était en train de se passer. En 2013, 2014, les gens étaient sortis de l’ethnisme, ça ne les intéressait plus comme « problème ».
Mais aujourd’hui, le pouvoir est en train d’y revenir par tous les moyens car c’est le seul argument qu’il peut avoir pour essayer de rassembler les gens autour de lui. Donc, l’identification ethnique des employés, c’est sa création. Ce n’est pas l’application de l’Accord d’Arusha. Ce n’est absolument pas l’Accord d’Arusha. Arusha parle des politiques, de l’armée. C’est tout.
Tout ça fait partie de sa propagande ethnicisante. C’est une façon de dire aux Hutu « je suis en train de vous trouver des postes là où il y a de bonnes rémunérations », « je suis en train de me battre pour les Hutu ». Il est en fait en train de passer des messages. De manière explicite. Pour ethniciser.
Là, on parle du Président, de Nkurunziza. Mais il n’est pas seul. Il a d’ailleurs dit ne pas vouloir se représenter, en 2020 ?
Oui, il n’est pas seul. Il est entouré d’une bande de crétins. Des gens complètement incapables de quoi que ce soit d’intéressant, de par leur niveau intellectuel, de par leurs valeurs morales, mais qui sont occupés à piller le pays. C’est une bande d’individus qui est là pour s’empiffrer. Comme ils sont complètement incapables de faire avancer le pays en quoi que ce soit, il faut qu’ils se couvrent en se disant défenseurs de la majorité. « Nous sommes menacés par les membres de la minorité, donc, majorité, rassemblez-vous autour de nous pour défendre vos intérêts ». C’est aussi simple que ça. Donc il va à fond dans l’ethnicisation.
Mais ce n’est pas qu’il se préoccupe des Hutu, parce que depuis 2005, depuis leur arrivée au pouvoir, et pratiquement jusqu’en 2009, 2010, ils n’ont tué que des Hutu. Que des Hutu ! Des FNL de Rwasa, qui était son rival sur le terrain de la mobilisation politique des Hutu. Systématiquement, ils n’ont fait que tuer les gens de ce mouvement. Et systématiquement, c’est la société civile et les médias, notamment Tutsi, qui protestaient, qui cherchaient l’information, qui faisait des enquêtes etc.
Pendant ces années, ça a créé un sentiment de dé-ethnicisation de la société. Les gens voyaient que ces histoires n’étaient pas des histoires ethniques. C’est lui qui est en train de tuer des gens, c’est un Hutu comme eux, et ceux qui défendent les victimes ne sont pas des Hutu nécessairement, donc c’est pas ça le problème. Les gens savaient que ce n’était pas une histoire d’ethnie. C’est pour ça qu’il fait cet effort désespéré pour re-ethniciser la société. Même aujourd’hui, les gens du parti de Rwasa, tous les jours, il les ramasse, tous les jours, il les tue. Ça continue. Et ça a eu le mérite, au moins, que même le simple citoyen se dit : « notre problème n’est pas ethnique ».
Donc le pouvoir s’en prend à tout le monde ? Est-ce que le fait que la population s’en rende compte est un frein à l’ethnicisation de la société voulue par le pouvoir ? Ou est-ce que malgré tout, cette stratégie finit par marcher ?
C’est très pervers et dangereux. Ça ne marche pas parce que les gens sont dans la misère. Y compris les gens qui ont voté pour lui. Ils sont rackettés tous les jours. Si on dit que la majorité du pays est Hutu, et c’est le cas, ceux qui sont rackettés, ceux qui sont tyrannisés, ceux qui sont emprisonnés, ceux qui sont battus, ce sont aussi des Hutu. Donc ça ne prend pas vraiment. Mais c’est une politique très perverse.
Par exemple, ces groupes de jeunes gens, qui ne sont pas des rebelles ou supposés tels, mais qui sont juste des manifestants, dans lequel il y a des Hutu et des Tutsi. Lorsqu’ils sont arrêtés et mis au cachot, on en sort rapidement les Hutu : ils les tabassent un peu, mais ils les relâchent. Ils gardent par contre les Tutsi. C’est pour créer une division, un ressentiment entre les deux groupes. Aux Tutsi, ça signifie, « vous, faîtes bien attention ! ». Aux Hutu, on voudrait qu’ils se disent « pourquoi on se bat contre les nôtres, ils sont quand même plutôt sympas avec nous ». C’est très pervers.
Tout est fait pour diviser ? Même lors des arrestations ?
Oui, absolument. Ils essaient par tous les moyens disponibles.
Et vous allez comprendre pourquoi ils ont tant de haine envers les médias indépendants. En fait, c’est parce qu’on a mis à mal leur fond de commerce. Et depuis des années. Et ça, ils ne l’ont pas vu venir. Ils croyaient qu’ils avaient un bouton magique sur lequel appuyer : l’ethnisme. Quand, malgré les protestations, le troisième mandat de Nkurunziza commence, ils essaient de l’activer, mais ça ne prend pas. Ils n’ont pas vu changer la société. Et ils se rendent compte que c’est grâce aux médias et à la société civile, entre autres. D’où cette animosité profonde envers tout ce qui représente un média indépendant ou la société civile. Parce que si vous documentez les actes qui sont posés, vous voyez que les morts sont aussi bien Hutu que Tutsi. Donc la propagande ethniste ne prend pas. Tandis que quand ils ont le contrôle de ce qu’ils racontent, ils peuvent dire que « c’est toujours les mêmes qui protestent, ceux qui n’ont jamais voulu de la démocratie, ceux qui n’ont jamais voulu d’un Président Hutu, etc... » Sous entendu, bien sûr, c’est les Tutsi. Et systématiquement, quand ils disent « Buyoya », « Kagame », c’est pas Buyoya ou Kagame dont ils parlent, c’est des Tutsi. Ça veut dire : « les Tutsi ».
Après la mise en place de ce troisième mandat de Nkurunziza, les médias indépendants, les radios, ont été attaqués. C’est à ce moment là qu’une partie des journalistes burundais ont quitté le pays ?
C’était la nuit du coup d’État. C’est là que des unités de l’armée, de la police, sont venues attaquer quatre médias indépendants. Il sont commencé par Radio Renaissance, qui est juste au bord du lac, qu’ils ont attaqué à la grenade et à la roquette, à coup de mitrailleuse. Ils y ont été à fond, en pleine nuit, vers quatre heures du matin, puis ils y ont mis le feu. Après ils sont passés à la Radio Publique Africaine (RPA), puis la radio Bonesha FM, puis la radio Isenganiro. Cette nuit là, ils ont attaqué, ils ont saccagé, etc. Et puis deux jours après, il y ont placé des policiers. Il y a toujours des policiers sur le site de Radio Renaissance, qui est interdit d’accès. La RPA c’est pareil. Radio Isenganiro a rouvert, au prix de compromissions considérables. Mais pour les trois autres stations, des policiers occupent toujours les lieux. Sur ordre du procureur de la République... Une centaine de journalistes sont partis en exil après ça. Ce n’est par la majorité des journalistes burundais, cela dit. Rien qu’à la Radio Télévision Nationale, ils sont autour de 500. Et il y en a beaucoup qui sont resté quand même. C’est essentiellement les responsables de tous ces médias indépendants, leurs équipes de rédaction, qui sont partis en exil. La débandade, entre nous, cela dit.
Par ce contrôle des médias, le gouvernement arrive-t-il à faire avancer ses arguments ethniques ?
Il les distille à longueur de journée sans qu’il n’y ait plus qui que ce soit pour dire le contraire dans le pays. Une fois arrivés en exil, évidemment, on s’est organisé tant bien que mal. Une grande partie des journalistes qui étaient en exil s’est d’abord regroupée dans Radio Isemba, en travaillant via leur site web et des émissions qui sont distribuées par Whatsapp. Ensuite, ça s’est scindé, avec Humura, qui regroupe plutôt des journalistes de RPA qui ont pu s’organiser de manière autonome. Moi je suis arrivé un peu plus tard, en septembre. On a recréé Télé Renaissance. On diffuse sur Youtube. Par Whatsapp aussi. Et c’est quand même vu. Télé Renaissance n’a pas moins de 500 ou 530 000 vues par mois. 60% sont au Burundi. Pour Isemba et pour Humura, c’est encore plus. Notamment parce que c’est de l’audio, alors que nous faisons des émissions en vidéo de 20-30 minutes. Ces fichiers vidéo assez lourds. On se rend compte que les gens, malgré tout, se sacrifient pour pouvoir trouver l’information.
Un mandat d’arrêt a été lancé contre vous. Quel en est le motif ?
Oui, tout à fait. Le motif c’est la participation au coup d’État ; disons que cette accusation touche toutes les personnes qu’ils veulent neutraliser. C’est l’accusation suprême : « putschiste », et tout est dit. Moi, j’avais dit que je ne partirais pas. On me disait « fous le camp ! ». Au début j’ai refusé ; je venais ici au Rwanda, mais je revenais au Burundi. Ils m’ont annoncé mort plus de trois fois. Ils avaient annoncé mort Claver Mbonimpa avant de lui tirer dessus. Après ça, ils se sont remis à m’annoncer mort et là je me suis dit : « hmm... ça devient clair... ». Ils savaient que je partais mais que je revenais ; comme les autres fois, je suis parti avec un petit sac et quand je suis arrivé ici au Rwanda un mandat est venu, avec une demande d’extradition.
A-t-on une estimation du nombre de réfugiés depuis la réélection de Nkurunziza ?
Plus ou moins 500.000. Au Rwanda, ils sont un peu plus de 90 à 100.000, en Tanzanie, ça a été jusqu’à plus de 300.000 à certains moments, d’autres sont au Congo, en Ouganda et au Kenya. Parfois certains retournent au Burundi.
Quelle était la motivation avancée par les acteur du coup d’état ? Peut-il s’agir d’une manipulation ?
La tentative de coup d’état est bien réelle. Il n’y a pas de doute sur ça. Des gens ont tenté de renverser Nkurunziza pour rétablir les accords d’Arusha, c’est aussi simple que ça. Ils n’étaient pas assez préparé, ils n’étaient pas assez organisé, donc ça a échoué. Ce coup d’état était souhaité par beaucoup de gens, car ils estimaient que c’était le seul moyen de sortir de l’impasse, de la catastrophe qu’on voyait tous venir. Cette tentative mal préparée a donc échoué ; plusieurs officiers sont en prison, dont un ancien ministre de la défense, et quelques autres généraux et colonels.
Suite à la tentative de coup d’état, depuis l’étranger, nous n’avions aucune information sur la situation du pays, sauf un peu sur Bujumbura. Et encore aujourd’hui, comment ça se passe en dehors de la capitale ?
Dans les collines, c’est le racket chaque jour pour n’importe quel prétexte ; les gens de l’administration, les Imbonerakure, ils rackettent qui ils veulent, ils tabassent et arrêtent qui ils veulent. Ils interdisent clairement la réunion de partis politiques légalisés ; ils arrêtent les cadres des partis. Ils ont essayé de créer un huis-clos, une « tyrannie tranquille », mais on arrive toujours à avoir des informations grâce au miracle de la téléphonie mobile qui heureusement permet aux gens de communiquer et de témoigner malgré tout. Mais à l’intérieur du pays, c’est une tyrannie pas possible, ils font ce qu’ils veulent de nous ; ce sont mêmes les gamins qui gribouillent les photos du président qu’ils mettent en taule. Ils les mettent en taule, les libèrent, mais les radient de l’enseignement. C’est vraiment n’importe quoi tous les jours.
Comme c’est une tyrannie impossible, ils ont peur que les autres partis puissent s’organiser et faire campagne car ils savent maintenant que plus personne à l’intérieur ne veut d’eux. J’ai souvent entendu des occidentaux dire : « il est populaire ; il n’est pas populaire à Bujumbura, mais il est populaire à l’intérieur du pays ». Absolument pas. S’il l’était, il laisserait les autres partis s’organiser, mais il sait qu’il n’est pas populaire. On ne peut pas être populaire quand on écrase les petites gens de l’intérieur du pays ; on ne peut pas être populaire quand on les rackette, quand on les appauvrit. Car il faut constater qu’au point de vue économique que c’est un désastre. Tu ne peux pas être populaire quand tu crées des situations comme celles-là, quand tu es d’une incapacité que tout le monde constate.
Il tyrannise les gens, alors les gens se tiennent tranquilles ; ils applaudissent, ils vont au meetings, chacun essaye de sauver sa tête, mais au fond d’eux-mêmes, ils n’apprécient pas le régime.
A-t-on une idée du nombre de miliciens Imbonerakure ?
Ils sont au moins quelques dizaines de milliers, car il y en a un peu partout.
On apprenait récemment qu’ils recevaient des armes.
Évidemment qu’ils reçoivent des armes. Ils patrouillent. Ils ont été déployés au Congo pour traquer les soi-disant rebelles burundais qui s’y trouvent ou qui s’y trouvaient ; c’est une vraie milice. Parce qu’il y a aussi des démobilisés parmi eux, des démobilisés de leur mouvement, le CNDD-FDD. Ceux-là, comment fait-on pour les payer ? Ils se payent sur la population, d’où le racket.
Peut-on faire le point sur les relations qu’entretient le pays avec l’extérieur ? Autrement dit, vu l’état économique du pays, ce pouvoir serait tombé sans aide extérieure.
C’est la particularité du Burundi. Comment tiennent-ils ? Ils sont sous embargo financier de leur principal partenaire bilatéral, la Belgique a fermé les robinets. Le principal partenaire multilatéral, c’est l’Union Européenne qui a elle aussi fermé les robinets. La Banque Mondiale, le FMI, eux aussi ont fermé les robinets, et pourtant, le pouvoir ne tombe pas.
Pourquoi ? C’est très difficile à dire. Quand vous avez affaire à un régime décomplexé qui tire dans le tas quand c’est nécessaire, à fond, et qui se fout du pays, les pressions mettent du temps à produire des effets. Eux au pouvoir, ils ont de quoi manger, ils ont de quoi s’attribuer quelques prébendes entre eux pour pouvoir tenir le pays. Le Burundi a beaucoup de minerais, il a des terres rares, il y a de l’or. Il y a des sociétés chinoises, russes, sud-africaines apparemment aussi, avec lesquelles ils essayent de dealer ces différents minerais. Il y a aussi de l’uranium. On ne sait pas trop ce qui se trafique avec tous ces minerais actuellement. Pour les terres rares, elles sont en exploitation vers Kara et un peu plus vers au nord du pays. L’or, évidemment, avec les russes ; les chinois aussi.
Tout ça n’est bon que pour les dirigeants, pas pour le pays. La mission en Somalie rapporte aussi pas mal de ressources et de devises. C’est un racket, au passage, parce qu’entre ce qui est destiné à chaque militaire et ce qu’il reçoit, c’est presque du simple au double.
En fait, les opérations de maintien de la paix sont une source de financement ?
Oui, il y a un manque de devises dans le pays, donc ça ramène des devises dans le pays et permet de tenir tant bien que mal. Ça tient parce que c’est un système qui n’est pas en train de construire le pays, qu’il n’y a pas de projets dans le pays ; on ne construit pas des routes, des hôpitaux, etc... Ils s’en foutent ; Ils tiennent les gens en respect, c’est tout. Donc ça peut durer. Quand vous avez des gens qui sont prêts à tirer sur les populations, ça peut durer. Surtout, si les gens ne sont pas préparés à faire face à cela.
Ça nous amène à la question de l’organisation de l’opposition. A l’intérieur qu’est ce qui est possible dans ces conditions ? Et à l’extérieur ?
Eux, ils se sont préparés. L’opposition ne s’est pas préparée à cette situation extrême. Personne ne pouvait penser que ces gens puissent être fous à ce point. Donc les gens sont totalement pris de court. Les partis politiques, une fois en exil, ont demandé le respect des accords d’Arusha. On a tous espéré des négociations. Au niveau régional, on nous a dit : « on s’occupe du problème ». Museveni semblait vouloir s’engager, mais il ne fait rien pour que ça bouge. Même le facilitateur qu’ils ont désigné, l’ancien président tanzanien Benjamin Mpaka, a fini par jeter l’éponge en faisant un rapport disant : « j’ai fais tout ce que je pouvais et vous, les responsables politiques de la région, vous ne m’avez pas aidé ». Il a dit ça clairement, et il était président pendant les accords d’Arusha, il connaît très bien toute notre histoire. Il a fini par dire : « le problème c’est Bujumbura qui ne veut pas négocier ; je ne peux pas continuer ma mission si les chefs d’État de la région ne m’aident pas et ne me donnent pas les moyens nécessaires. » A l’époque, il y avait un embargo sur le Burundi qui avait permis de mettre la pression et d’ouvrir les négociations.
Ça nous paraissait évident à tous que Nkurunziza était en train de piétiner les accords d’Arusha. Ils auraient dû le pousser à négocier et imposer le respect des Accords. Tous les gens de l’opposition se disaient : « ils ne vont pas laisser faire ». Sauf qu’entre-temps, Museveni fait on ne sait pas trop quoi... C’est comme s’il avait finalement trouvé en Nkurunziza un allié à sa propre animosité envers le Rwanda.
On voit d’ailleurs aujourd’hui ce qui se passe en Ouganda où sont installés des mouvements d’opposition au Rwanda. Ces mouvements, FDLR et RNC, qui sont en Ouganda et au Burundi. C’est comme si Museveni laissait Nkurunziza faire : « si tu es le plus fort, vas-y ! ». S’il y avait une véritable résistance, qu’elle soit politique ou militaire, là, tout le monde exigeraient des négociations. C’est devenu une histoire de rapport de force physique. Il n’est pas question de morale, de principes politiques, c’est juste qui est le plus gros, qui maîtrise les autres, qui a le plus gros gourdin.
Les gens de l’opposition n’étaient pas préparés à ça ; ça cafouille énormément, se disperse, se divise, se trompe de combat. Les gens sont pris de court, aussi. Mais on va finir par trouver une solution parce que vous ne pouvez pas tyranniser un pays comme ça indéfiniment, pas dans ces extrémités-là, en plus. Vous les tyranniser, vous les ruinez : c’est pas tenable.
« On ne peut pas tyranniser indéfiniment un pays », mais les perspectives à court et à moyen terme ne sont pas optimistes...
Nous sommes condamnés à nous battre, quoi qu’il arrive. On veut rentrer chez nous, tous ceux qui sont à l’extérieur, mais en toute dignité, en toute sécurité. Ceux qui sont à l’intérieur veulent vivre comme des citoyens à part entière ; ils ne veulent plus vivre dans la peur. Avoir peur de croiser le regard d’un policier, d’un milicien ou de je ne sais qui. Ce n’est pas une vie. Les gens font semblants de vivre. Ils ne s’occupent pas de politique. Ils savent qu’ils peuvent se faire arrêter n’importe quand, pour une raison ou pour une autre.
Sur les réseaux sociaux, on a tous les jours des alertes enlèvement ; certains pensent naïvement que parce qu’ils ne sont pas dans des partis politiques, parce qu’ils ne s’engagent pas dans la société civile, il ne va rien leur arriver. C’est classique... ça va, jusqu’au jour où la bête te coince. Et c’est quand elle veut.
Est-ce que les rapports avec la RDC, depuis l’élection de Tshisekedi, modifie la donne ?
Les rapports du Burundi avec la RDC concernent surtout le Kivu, en fait. Le Kivu a longtemps été un no man’s land où chacun faisait ce qu’il voulait, surtout s’il avait un flingue. Avec l’arrivée de Tshisekedi et Kamerhe, qui vient du Kivu, j’ai l’impression qu’il y a une plus grande volonté de rendre la province vivable pour ses habitants, pour qu’il y ait un peu moins de chaos. On le voit depuis l’élection avec la venue de Tshisekedi et Kamerhe dans la région. Il semble qu’il y ait quand même une volonté que les gens du Kivu ne soient pas les grands oubliés, « les oubliés du Kivu » comme le chante Ray Lema.
Ça va être peut-être un petit peu mieux, mais le Kivu c’est énorme, il y a toujours moyen de s’y faufiler, quitte à faire le dos rond pendant un moment. De mon point de vue, Nkurunziza et Tshisekedi sont trop différents pour que leurs relations soient vraiment bonnes, mais ils peuvent peut-être juste cohabiter.
Vous évoquiez des incursions de l’armée burundaise au Kivu. Peut-on penser qu’il y aurait à Kinshasa une volonté d’empêcher ces incursions des militaires et miliciens Imbonerakure ?
Ils ne peuvent pas continuer à laisser les troupes burundaises pénétrer impunément sur le territoire congolais. Ils vont aussi devoir s’occuper de tous ces groupes armés qui prolifèrent sur le territoire congolais. L’état congolais a le devoir d’agir. C’est un peu ce qui semble se passer maintenant.
Le rapprochement entre les Interhamwe, les FDLR et les milices Imbonerakure est aujourd’hui documenté.
Ça fait des années maintenant que des chefs FDLR blessés dans les différents combats viennent se faire soigner au Burundi. Les FDLR ramènent de l’or du Congo pour certains chefs militaires burundais qui, en retour, leur fournissent des armes. Ça se passe ainsi depuis des années.
Et en plus, il y a cette idéologie commune. Absolument.
Mais l’idée des FDLR, c’est que le Burundi les aide à récupérer le Rwanda.
Lors du colloque international contre le génocide, à Kigali, vous avez fait une intervention sur l’importance de la culture. Pourriez-vous développer ?
Dans la plupart des pays du continent africain, depuis les indépendances, les gens qui se sont battus et ont récupéré la souveraineté de leur état, de mon point de vue, n’ont pas compris l’importance de la culture comme définition des valeurs sur lesquelles la société doit être construite. Après la colonisation, on n’a pas eu pour priorité de reconstruire certaines des valeurs de base de nos sociétés.
Dans les pays bantous, par exemple, la valeur suprême est l’Ubuntu. C’est vraiment une sorte d’humanisme global dans lequel vous retrouvez les droits de l’homme, la compassion, le respect et la justice. Au lieu de ramener ces valeurs au centre et qu’elles servent de boussole aux citoyens, on est parti dans tous les sens. On est resté complètement tournés vers ce qui vient de l’extérieur au détriment de ce qui vient de nos valeurs fondamentales.
Aujourd’hui, il n’y a pas de canal de transmission et de fixation de ces valeurs. Je veux parler de la musique, du cinéma, du théâtre. Regardez dans les sociétés occidentales l’importance du cinéma. Dans tous ces films, il y a toujours dans l’histoire le bon et le méchant ; et c’est en général toujours le méchant qui perd à la fin. Exactement comme dans nos contes et légendes traditionnels, qui sont en fait des sortes de morales. Toutes les sociétés avaient leurs « histoires de la Fontaine ». Aujourd’hui, malgré les indépendances, il n’y a plus de cadres clairs et nets pour dire aux gens « si tu fais ça, tu finis comme ceci ». En Occident, il y a le cinéma, le théâtre, la musique qui sont constamment porteurs de valeurs. Mais nous, on n’a plus rien.
Je me souviens des légendes que nos parents nous racontaient. Celles que ma mère me racontait. Certaines d’entre elle, elle les inventait en fonction des circonstances ; je me rends compte à quel point ça m’a marqué. Et je continue à m’y référer dans certaines situations de la vie. Il y avait dans ces histoires comme une sorte de mission qu’elle était en train de me confier. Inconsciemment, ça te construit.
Des centaines de millions d’africains ne savent plus quelle est la boussole. Avec ça, le premier charlatan venu qui a quelques moyens les embarque dans une folie ethniste, islamiste, d’extrémiste religieux chrétien, dans un régionalisme. Ils n’ont plus porteurs de ces valeurs qui permettent de servir de boussole. De se dire « non, ça ça ne se fait pas ». C’est un échec énorme et c’est extrêmement dangereux. Voyez aux États-Unis et en Europe : les gouvernements y financent le cinéma, le théâtre. Hollywood, c’est des fois complètement caricatural et binaire, bien sûr, mais il y a toujours les bons et les méchants. Pour une société, c’est important.
Il faut qu’en Afrique, la musique, le théâtre, le cinéma, permettent de transmettre ces valeurs humaines. Ça me paraît extrêmement important. Il faut remettre la culture au centre des préoccupations. Dans vos sociétés, vous racontez des fables aux enfants, mais nos propres contes sont oubliés. Toute cette tradition qui nous permettait d’avoir des valeurs de référence, il n’en reste plus grand chose. En Europe, c’est le cinéma et musique qui ont pris le relais, pas chez nous.
C’est vrai qu’il y peu ou pas de financement de la culture dans les pays africains, mais la musique est quand même très présente.
Oui. En Afrique la musique est très présente, mais il faut s’intéresser à ce qu’elle véhicule. A part quelques artiste engagés, la plupart de la musique que l’on écoute, la musiqué nigériane, très populaire partout, qu’est ce qu’on y trouve ? Sexe, argent, voitures de luxe, alcool... Évidemment, il y a des artistes comme Tiken Jah, Luke Dube - il y en a heureusement quelques autres – qui sont ce que l’on appelle des artistes engagés. Mais si vous regardez l’essentiel de la musique diffusée sur le continent, elle ne portent pas du tout nos valeurs africaines. J’attire souvent l’attention sur ce que la jeunesse écoute comme musique car malheureusement les messages qu’elle véhicule sont très limités : danger...
Ce socle commun qui fait valeur, qui fait société, qui fait lien et solidarité, a-t-il aussi quitté la société ?
Partout, c’est le capitalisme qui régit la vie des gens. Mais on voit qu’au Rwanda, par exemple, il y a une volonté de justice sociale qui est présente. L’État essaye de faire attention à ce qu’il n’y ait pas de laissés pour compte, par la mise en place de l’assurance maladie, par exemple, ou en favorisant l’accès à l’école. En faisant reculer la malnutrition et baisser la mortalité maternelle et infantile. En réalité, il y a une redistribution qui est effectuée, mais il faudrait que ce soit plus explicite, que ces valeurs de solidarité soient plus affirmées dans les discours publiques.
Vous nous dites qu’il y ait une mise en pratique de valeurs, mais pas de discours publique pour les affirmer.
Il faut dire que tous les leaders africains qui ont eu ce type de discours ont été assassinés... J’ai l’impression qu’au niveau de l’État rwandais, on a tiré les leçons de tout ce qui s’est passé précédemment avec les progressistes.
Il y a au Rwanda un gouvernement progressiste, ça ne fait pas de doute, mais qui évite de l’affirmer publiquement. C’est très utile, en fait, parce que l’Occident, les dominants, promeuvent le capitalisme et ont toujours lutté contre les idées progressistes.
Donc il n’y a plus de discours révolutionnaire, mais la pratique reste révolutionnaire, en définitive. En effet, au Rwanda, on est dans une économie capitaliste mais il y a une redistribution qui est mise en place, mais qui n’est pas affirmée dans les discours. Il faut se rappeler que tous les leaders qui avaient des discours progressistes ont été liquidés. L’intelligence, ici au Rwanda, a été de ne pas aller sur ce terrain-là. Comme l’avait fait John Goodman Luck, le président ghanéen. Il a évité de faire comme Sankara : il s’est mis dans les bons papiers du FMI et de la Banque Mondiale, mais il a quand même véritablement fait évoluer le Ghana. Finalement Kagame est allé plus loin en ne mettant jamais en avant un discours progressiste mais en le mettant en œuvre dans la pratique.
On peut faire des choses biens sans le clamer sur les toits, mais comment transmet-on alors ces valeurs à la jeunesse ?
C’est là qu’un problème se pose à nos dirigeants. Il faut savoir évoluer dans un environnement hostile, mais sans rien lâcher sur les choses essentielles. Il ne faut pas sacrifier la culture. Et il faut qu’à travers la culture - le cinéma, la musique, le théâtre - ces valeurs soient transmises.
C’est l’Umuntu, qui te dit de ne pas laisser quelqu’un mourir de faim quand tu as à manger. C’est l’Umuntu qui t’incite à être juste pour régler des conflits, à protéger les enfants, qui t’inculque le respect de la vie, des anciens ; chez nous, on dit que l’enfant n’appartient pas à une seule personne mais qu’il appartient à tout le pays. L’Umuntu porte des valeurs universelles de progrès.
Quand j’étais jeune, dans le quartier où j’ai grandi, lorsqu’en pleine nuit, il y avait quelqu’un qui était ivre, on lui ouvrait la porte et le type passait la nuit à ronfler sur une chaise ou une natte et partait le lendemain matin, après avoir dessaoulé. On ne savait souvent même pas qui c’était. C’était comme ça : quelqu’un ne pouvait pas passer la nuit dehors quand on pouvait lui ouvrir la porte et l’accueillir. Ce sont des choses simples mais essentielles et qui font la vie en société.
C’est là qu’il y a des choses à reconstruire ; on le voit au Rwanda, ce qui a abouti au génocide, c’est la déconstruction de tout ça.
C’est la déconstruction totale de la confiance. Quand on est trahi. Y compris par ceux sur qui on pensait pouvoir compter. Je me souviens d’un témoignage sur TV5 qui montrait une mère qui avait fait tuer tous ses enfants ; elle était hutu et le père tutsi. Ils avaient eu neuf enfants. C’est la mère elle-même qui a amené ses enfants pour qu’ils soient massacrés. Les oncles, les cousins, tous ont fait en sorte qu’on tue leurs neveux. Le seul enfant qui a survécu, chaque fois qu’on l’amenait pour se faire tuer, les bourreaux étaient fatigués. Aussi incroyable que ce soit, ils finissaient par être lassés de leur sordide besogne.
Dans nos traditions, lorsque tu partais en voyage, tu passais la nuit là où tu arrivais quand elle tombait. Au premier enclos, tu saluais et tu entrais. On te donnait une natte, à manger, et le lendemain matin, tu remerciais et tu repartais. On ne se demandait pas de savoir si tu es hutu ou tutsi.
Pour revenir à la situation politique, on a parlé de détournement de fonds des missions de maintien de la paix, tout le monde est au courant, y compris la communauté internationale. Que sait-on des soutiens internationaux au régime de Nkurunziza ?
J’ai l’impression que certains, notamment en France, regardent le Burundi au travers du prisme rwandais. Ils veulent à tout prix éviter l’influence du Rwanda sur le Burundi, donc certains choisissent de soutenir des choses aussi horribles que celles qui se passent au Burundi, au prétexte qu’il ne faut surtout pas que ce soient les amis de Kagame qui prédominent. Certains milieux militaires français notamment disent qu’il ne faut pas « baisser la culotte » devant Kagame. Et ça veut dire concrètement soutenir ses opposants au lieu de se demander quelles sont les valeurs qui s’affrontent. On entre dans des logiques aussi absurdes que celles-là. On dirait qu’il y a des gens en France qui n’ont pas digéré ce qu’ils ont fait au Rwanda, et leur défaite, et qui sont prêts à soutenir n’importe qui qui combattrait le Rwanda. C’est vraiment le problème dans certains milieux français. Heureusement tout le monde en France ne voit pas forcément les choses comme ça. Mais il y a des gens qui envisagent de prendre leur revanche sur le Rwanda, à partir du Burundi.
Au moment du soutien français aux génocidaires rwandais, on a beaucoup parlé du « syndrome de Fachoda ». Y-a-t-il un « syndrome de Kigali » aujourd’hui en France ?
Oui, incontestablement dans certains milieux. Les gens ne sont pas encore prêts à admettre que leurs choix ont été un désastre. En quelque sorte, c’est compréhensible, tant les conséquences de leurs choix sont difficiles à porter. De toute façon, qu’ils le reconnaissent ou pas, ils portent ça sur leur conscience, a supposé qu’ils en aient encore une. Mais espérer effacer ses traces en détruisant le Rwanda et le système rwandais ou en soutenant ceux qui veulent le faire depuis le Burundi, par exemple, ne fait qu’ajouter encore plus de fardeau à leurs consciences. C’est tellement misérable comme approche que c’est vraiment difficile à comprendre.
Dans leur esprit, la guerre ne semble donc pas finie ?
Oui c’est clair, certains en France n’ont toujours pas digéré cette défaite au Rwanda et pour eux la guerre n’est pas finie. La guerre n’est pas finie politiquement, militairement, c’est aussi simple que ça. Je me dis que c’est quand même incroyable de voir certaines personnalités françaises, qui étaient impliquées politiquement ou militairement à l’époque du génocide, agir encore, vingt-cinq ans après, avec cette agressivité et cette haine à l’encontre du gouvernement rwandais.
Pour revenir au détournement des armes ou même des salaires des militaires burundais engagés dans les opérations de maintien de la paix, ce laissez-faire de la communauté internationale est quand même incroyable.
Oui tout le monde est au courant, mais ça perdure. En Somalie, il y a plus ou moins 6.000 militaires burundais, on ne les remplace pas aussi facilement que ça. Il n’y a pas beaucoup de militaires qui sont prêts à servir de chair à canon dans ces opérations. Il n’y a pas beaucoup de gens qui se disent que même s’ils y laissent leur peau, leur famille en tirera des bénéfices. Il n’y a pas beaucoup de pays où la situation économique est aussi dégradée. Tout le monde voit, tout le monde sait, tout le monde ferme les yeux. Les militaires burundais savent se battre, cela dit, et ils restent très difficile à remplacer.
A votre avis, comment peut-on faire connaître la situation au Burundi au delà des cercles des personnes qui s’y intéressent déjà ?
Le gouvernement burundais essayent d’imposer une vrai chape de plomb sur ce qui se passe à l’intérieur du pays, donc c’est comme s’il ne se passait rien. Il y a un peu d’informations qui sortent malgré tout sur les enlèvements, sur les assassinats. Ça continue...
J’ai l’impression que dans les médias à l’étranger, quand il se passe tous les jours la même chose, ça n’intéresse plus. Pas assez de victimes. Ou plutôt, pas assez de victimes d’un seul coup...
Il faut essayer d’amplifier le peu d’informations qui sortent, les rapports des associations de défense des droits de l’homme et d’ONG.
En fait, il faut rendre impossible la tentation des gouvernements qui voudraient s’entendre avec eux [le gouvernement burundais]. Il faut que ça devienne très embêtant de s’accoquiner et de trafiquer avec eux. Pour ça, il faut communiquer, communiquer. Mais tant qu’il n’y a pas de lutte armée, tant qu’il n’y a pas de grand massacre qui s’y passe, c’est difficile de sensibiliser. Il y a l’ACAT Burundi, par exemple, qui publie chaque semaine des rapports recensant les disparitions, les enlèvements, les assassinats. Il y a aussi de nombreux témoignages accessibles sur les réseaux sociaux.
Et l’église ? Comment percevez-vous le rôle de l’église au Burundi ?
On peut dire que l’église burundaise depuis la colonisation a quand même globalement toujours été du bon côté. Du bon côté pour l’indépendance, car à l’époque, les évêques ont soutenu Rwagasore, même si certains essayaient de le faire passer pour un communiste. Les évêques et l’église catholiques, dans les différentes crises, ont essayé de protéger des gens, des Hutu, notamment, en 1972. Il y a des prêtres qui ont pris le risque de cacher des gens dans leur voiture pour leur faire passer la frontière. Dans les différentes crises du pays, l’église est venue rappeler que cela ne se faisait pas, qu’on ne pouvait pas traiter les gens comme ça.
Aujourd’hui, c’est pareil. Même l’appellation commune que nous avons prise, Sindumuja, « je ne suis pas un esclave », est venue d’un évêque, l’évêque de Gitega, qui avant même que Nkurunziza n’affirme sa prétention à se présenter à un troisième mandat, a dit que s’il le faisait, il nous aura pris pour des esclaves. Il nous aura pris pour des esclaves. Et c’est de là qu’est venu l’expression Sindumuja. Donc nous nous appelons tous des Sindumuja et nous sommes fiers de refuser d’être des esclaves. C’est un évêque catholique très connu qui dans les années 90 avait déjà rédigé un papier qui avait énervé beaucoup de monde, dont de nombreux Tutsi qui le détestaient, où il avait dit : « laissez partir mon peuple ». « Let my people go ». Il parlait des Hutu, et c’est le même qui aujourd’hui a rappelé que nous ne sommes pas des esclaves. Donc on peut dire que contrairement au Rwanda, l’église a, au Burundi, joué un rôle plutôt positif. Elle est mixte, hutu-tutsi. Il y a certes eu des conflits en son sein, différentes tendances, mais globalement, elle a plutôt joué un rôle positif.
Pourquoi cette différence du rôle de l’église au Burundi et au Rwanda ?
C’est peut-être comment s’est passé la colonisation au Burundi et les traditions au Burundi qui ne sont pas tout à fait les mêmes qu’au Rwanda. Il faut aussi rappeler que la colonisation n’a pas complètement éradiqué le gouvernement traditionnel au Burundi ; le roi est resté, les grands chefs aussi et le prince Rwagasore s’était inscrit dans une logique progressiste avec des compagnons hutu qui tous étaient dans une logique d’union nationale. Il y avait l’équivalent du Parmehutu au Burundi, le parti du peuple hutu, mais ils n’ont presque rien fait aux élections. Il y a eu une sorte de tradition d’unité qui a permis, après la décolonisation, à des personnalités hutu et tutsi d’affirmer l’unité. Je pense au premier ministre Ngendandumwe qui était hutu et était un compagnon de Rwagasore. Il a été assassiné en 1965, et il avait écrit à Kayibanda pour dénoncer les massacres de Tutsi au Rwanda. Il avait écrit à Kayibanda et à un curé belge : « vous croyez que c’est fini mais ça ne fait que commencer » lors du massacre de 1959 contre les Tutsi. Il y avait vraiment une élite très nationaliste et on retrouvait cette tendance aussi au sein de l’église.
Revenons à la situation actuelle. Encore une fois, comment mobiliser ?
Communiquer. Nous avons pensé faire un livre tout simple qu’on appellerait « ne dites pas que vous ne saviez pas » avec des photos de toutes ces personnes qui ont été tuées ou sont disparues. Untel est parti récupérer sa voiture, on retrouve son cadavre dans un fossé, etc... Il y a tellement de photos de cadavres déjà identifiés qui circulent sur les réseaux sociaux, de gens qui ont disparu. L’idée, c’est d’empêcher les gens de prétendre qu’ils ne savaient pas pour que les gens n’aillent pas collaborer avec Nkurunziza, avec toutes ces personnes qui ont commis des crimes ces dernières années au Burundi et qui sont toujours dans l’appareil d’état dans une totale impunité. Nous voudrions faire en sorte que les gouvernements belges, français, néerlandais, allemands, ne viennent pas parler de négociations avec eux. Rappeler à ces décideurs que s’ils veulent aller leur serrer la main et négocier avec lui, chacun sait qu’ils savent ce qui se passe ici. Il faut leur mettre la pression, pour qu’ils ne puissent pas dire qu’ils ne savaient pas.
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Entretien réalisé en avril 2019
En savoir plus
[1] Innocent Muhozi est l’un directeur des radios burundaises indépendantes (radios RPA, Radio-Télé Renaissance, Bonesha et Isangarino) qui ont été fermées par le pouvoir Burundais à la suite du coup d’État, en mai 2015, « accusées de soutenir l’insurrection ». Innocent Muhozi s’était réfugié au Rwanda au moment de l’interview accordée à La Nuit rwandaise, en avril 2019.
[2] Le 1er juin 1993, Melchior Ndadaye (FRODEBU) remporte, dès le premier tour, la première élection présidentielle au suffrage universel de l’histoire du Burundi, en ayant obtenu 64,79 % des suffrages, contre 32,47 % à Pierre Buyoya (UPRONA) et 1,44 % à Pierre-Claver Sendegeya (PRP).
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