Entretien avec Bernard Maingain et Alain Detheux

LNR
5/03/2020


La Nuit burundaise

« On a apporté nos preuves à la CPI »

Dans la nuit burundaise, Bernard Maingain se bat et se débat au service d’une opposition privée de tous moyens et abandonnée à la barbarie d’un État qui ne cache ni son projet génocidaire, ni la terreur quotidienne imposée au peuple dans son ensemble.

Des plaintes déposées à la CPI – près de 2000 – permettent que soient connus dans le détail les innombrables crimes du régime de Nkuruniza, lequel bénéficie toujours du soutien indéfectible de… la France, dont l’engagement auprès de cette effroyable dictature en rappelle tant d’autres. La Françafrique apparaît là encore pour ce qu’elle est : l’école du crime. Ainsi, au détour du dossier, on voit des films circuler à travers le continent, sortes de tutoriels du meurtre…
À l’œuvre « civilisatrice » de la colonisation aura succédé la barbarie totale du néo-colonialisme.

Alain Dutheux travaille lui aussi à l’instruction de ces crimes devant la CPI. Une CPI qui pourrait préfigurer un État de Droit mondial, et tente en attendant d’élever une barrière contre l’impunité. Mais Chirac, Sarkozy, Hollande et Macron répondront-ils du Burundi ?

Seront-ils incriminés pour les politiques illégales et massivement criminelles qu’ils imposent dans leur « domaine réservé », au sommet de l’État ?

LNR [1] : Comment a commencé votre histoire avec la région ?

Maître Bernard Maingain : Lorsque je suis arrivé en 1989 dans la région des Grands Lacs, j’étais venu pour procéder à la vente de deux filiales d’un groupe belge. L’une était au Rwanda, l’autre au Burundi. Je n’avais aucun membre de ma famille lié à l’Afrique et mon papa qui n’avait jamais été en Afrique m’avait simplement enseigné les vertus du mouvement panafricain.

Au Burundi, les premières personnes que j’ai connues, étaient les animateurs de la ligue Iteka, c’est-à-dire Eugène Nindorera et Jean-Marie Ngendahayo et j’ai immédiatement fait connaissance avec des personnalités du milieu financier, des gens très sages quant à leur conception des finances publiques, des gens très consciencieux et notamment quelqu’un qui s’appelle Bonaventure Kidwingira, ancien gouverneur de la Banque centrale du Burundi.

Donc en même temps que je vivais mon aventure rwandaise, j’avais des contacts au Burundi et je suivais le processus électoral. À l’époque, j’ai été amené à plaider pour une personne qui avait été accusée de corruption. J’étais fort jeune mais j’ai plaidé et obtenu un acquittement. Ce fut une première expérience judiciaire.

Après cela, j’ai continué à avoir d’excellents contacts avec la communauté burundaise et mes relations ont été très chaleureuses avec beaucoup de monde sans distinction entre Hutu et Tutsi, gens du nord ou d’ailleurs.

J’avais d’ailleurs noué d’excellentes relations également avec l’avocat Rwagassore qui était le représentant du FPR à Bujumbura et qui allait devenir Président de la Cour Suprême à Kigali, quelques années plus tard. Un homme prudent et soucieux de l’intérêt collectif.

J’ai suivi de très près les événements qui ont touché le Burundi lors de l’assassinat du Président Ndadayé et j’étais informé de l’évolution de la situation, notamment lors de mes passages au Burundi. J’avais aussi découvert le grand respect existant entre Monsieur Ndadayé et Monsieur Kagamé. L’écriture de cet aspect de l’histoire de la région n’est d’ailleurs pas terminée.

Quand, après la tragédie du génocide des Tutsi au Rwanda, monsieur Bagaza [2], je crois que c’était en 1996, a été mis en résidence surveillée et qu’il craignait d’être arrêté et poursuivi en justice, j’ai été consulté par lui-même et son épouse et je lui ai rendu visite à Bujumbura. On était en pleine période de conflit. La vie à Bujumbura n’était pas facile. J’ai négocié à l’époque avec le patron de la Documentation [3], le colonel Martin, qui est décédé il y a quelques semaines, son départ à l’amiable en Ouganda.

En 2002, je suis appelé par François Nyamoya, avocat à Bujumbura, dont la sœur était accusée d’être la meurtrière de Kassi Manlan, représentant de l’OMS à Bujumbura qui préparait un rapport pour dénoncer la corruption autour de dons d’argent finançant la lutte contre le paludisme [4]. Gertrude Nyamoya qui travaillait à l’OMS a été accusée d’être l’auteur ou la commanditaire de l’assassinat. L’OMS qui avait mené sa propre enquête était convaincue qu’elle était totalement innocente. J’ai assuré sa défense et elle a été libérée. Cet acquittement a compté pour ma notoriété car l’évènement a été commenté dans toute l’Afrique.

Au début du régime Nkurunziza [5], j’ai été contacté pour organiser la défense de l’ancien président de la République Domitien Ndayizeye [6] et de son ex-vice président Alphonse Kadege [7] qui étaient accusés tous deux d’être à l’origine d’un coup d’État [8]. Cette accusation n’était pas exacte. Nous avons plaidé avec plusieurs confrères burundais et obtenu l’acquittement de ces deux personnalités. À l’époque, Monsieur Kadege avait été torturé par certains services et il reste même des vidéos de ce moment très pénible.

Pour moi, dans toutes ces affaires, ce qui importait c’était le respect de la Loi. C’est encore et toujours ma préoccupation constante.

Suite à ces multiples dossiers où je me suis engagé en fidélité à mon serment d’avocat, est né un phénomène tout à fait particulier : lorsqu’un dossier était un peu trop chaud et que mes amis avocats burundais craignaient que cela puisse avoir des conséquences négatives pour eux, ils faisaient appel à leur frère européen. Je n’ai jamais fait cela pour l’argent et j’ai toujours considéré que mes amis africains devaient décider si je devais les aider ou non. C’était simplement le partage d’une défense quand ils le demandaient. Cela m’a permis de tisser des liens exceptionnels avec les acteurs du judiciaire.

C’est ainsi que j’ai plaidé lorsque Alexis Sinduhije [9] a été arrêté, quand François Nyamoya [10] a été arrêté, quand Jean-Claude Kavumbagu a été poursuivi [11]. Je suis intervenu dans le dossier de monsieur Ernest Manirumva [12], concernant la défense de Hilaire Ndahizehe qui, à mon avis, a été condamné injustement. C’est la première fois dans une affaire judiciaire que les avocats de la partie condamnée pour le meurtre du directeur de l’ OLUCOME et ceux des parties civiles, demandaient ensemble la révision d’un procès. Un autre événement historique.

Après les événements tragiques survenus au Rwanda et au Burundi, des radios libres étaient nées en vue de lutter contre l’ethnisme et pour un vrai journalisme professionnel. Les massacres et le génocide des Tutsi au Rwanda avaient convaincu la communauté internationale du rôle très important des radios et plusieurs radios ont été créées au Burundi pour soutenir un processus de pacification dont la radio RPA (Radio Publique Africaine), la Voix des sans Voix qui réunissait des jeunes de toutes origines, notamment sociales. Pour les questions difficiles à aborder, entre autres en raison des risques liés à la prise de parole locale, on avait mis au point un système inédit et qui a bien marché : les journalistes me téléphonaient et me demandaient mon opinion. Ils avaient une voix qui pouvait porter les opinions dans les dossiers juridiques sensibles. Jamais je ne me prononçais politiquement. Je me cantonnais à mon métier mais j’essayais de dire le vrai et le juste en droit. De ce fait mon nom est devenu de plus en plus connu dans le pays et cela grâce au succès des radio libres : Isanganiro, Bonesha, RPA…

En 2015, des membres éminents de la société civile m’ont demandé d’accueillir et de parler avec des personnes de la Documentation qui étaient en mesure d’expliquer comment on préparait la répression lorsque Nkurunziza se présenterait aux élections pour un troisième mandat. Ces personnes ont fait des témoignages tout à fait précis et détaillés que j’ai transmis aux autorités de la communauté internationale et j’ai dénoncé le risque d’une répression très violente à dater du moment où Nkurunziza allait annoncer publiquement sa candidature pour un troisième mandat. C’est exactement ce qui s’est passé.

Vous vous rappelez sans doute qu’un éminent magistrat, monsieur Sylvère Nimpagaritse, membre de la Cour suprême, s’est enfui dans des conditions rocambolesques parce qu’il avait refusé de signer l’arrêt de la Cour suprême validant le troisième mandat de Nkurunziza [13]. Sylvère Nimpagaritse est venu me voir et on a préparé son témoignage, qui est tout à fait précis sur les conditions dans lesquelles les délibérations sont intervenues.

La répression des manifestants débuta quasi simultanément...

J’ai continué mon travail, j’ai reçu énormément de témoignages et énormément d’appels, jour et nuit, à partir du déclenchement de la répression.

Puis il y a eu la fameuse opération militaire – je ne parle pas de coup d’État – pour la période du 13 au 15 mai, quand des militaires ont décidé de participer à une opération pour faire respecter Arusha et la Constitution. Ils ont été trahis de l’intérieur et donc ils ont échoué. Ils ont demandé que j’assume leur défense. J’ai accepté. Ce dossier a fait du bruit parce que j’ai moi-même été accusé de complicité de coup d’État dans cette affaire. Jusqu’à ce jour, je n’ai même pas rencontré monsieur Nyombaré, pas plus d’ailleurs que mes clients actuellement emprisonnés à Gitega, dont le général Cyrille. Mais j’ai beaucoup de respect pour ces hommes poursuivis pour avoir voulu faire respecter la loi dans leur pays.

Devant l’ampleur de la répression et les appels à l’aide des victimes, j’ai commencé à récolter tous les témoignages et les récits. Je faisais en même temps des points de presse. Je revivais totalement les années quatre-vingt-dix au Rwanda. C’était pour moi évidemment quelque chose de très fort, car j’ai vécu ces années quatre-vingt-dix au Rwanda de très très près.

En janvier 2016, au plus fort de la répression et des assassinats, il y a eu la fameuse émission de France 3 (du mercredi 13 janvier), où a été diffusée cette vidéo dite « de Karuzi », qui était une vidéo présentée aux Imbonerakure dans des séances de formation. J’ai présenté en justice le témoignage de deux Imbonerakure dont l’un était présent aux séances de formation qui explique comment cette vidéo était utilisée et les informations qu’ils avaient reçues sur tout cela. Et j’avais aussi repéré avec cette vidéo que les corps des gens qui étaient abandonnés dans les rues étaient ligotés et attachés de la même façon que sur la vidéo, ce qui est quand même énorme.

Devant l’ampleur de tout ce qui se passait, avec un ami qui s’appelle Armel Niyongere, au printemps 2016, on a décidé de tenter une opération visant à montrer la force des victimes auprès des autorités internationales. Il s’agissait de rappeler que chaque victime d’un crime atroce, chaque famille de victime, a droit à la justice, et que les assassins, les auteurs de crimes de torture, seront hantés par leurs forfaits jusqu’à ce que justice soit faite. Il s’agissait de briser le cycle de l’impunité et de contribuer à la restauration de l’État de Droit.

On a pris la décision de solliciter un véritable mandat judiciaire des familles et des victimes encore en vie, pour les représenter devant la Cour pénale internationale. Au départ, on a obtenu 60 mandats.

Ce fut une étape majeure et même décisive. On quitte un système où on dénonce globalement des crimes à travers les fédérations des droits de l’homme, etc. Les victimes et les famille deviennent ainsi des acteurs dans un débat judiciaire. Elles redeviennent le sujet de leur destin collectif. Le procureur a reçu les 60 mandats, puis on en a eu 100, puis 200, puis 300. Actuellement on en est pratiquement 1800, 1900 mandats.

Alain Detheux et Lambert Nigarura ont rejoint l’équipe. Des êtres merveilleux et totalement engagés. Et en réalité on sera bien plus nombreux lorsque tous les défenseurs pourront se lever et porter la parole de la défense dans des procès publics. C’est toute la profession des avocats burundais qui prendra le relai et dira avec force et dignité ce qu’est l’État de Droit.

On est devenu une équipe très forte en termes de légitimité pour la défense de toutes ces victimes.

En même temps, la question des évènements qui se sont passés dans la région m’avait toujours posé problème au regard de la problématique de la preuve. La question a toujours été : comment avoir des preuves stables et fiables des évènements qui se déroulent. Et donc on a commencé à rassembler des témoignages de façon structurée, avec des petites vidéos de nos témoins, des documents écrits, des pièces à conviction, etc. Et ce toujours dans la perspective qu’ils soient les acteurs de ce projet. Au moment où le procureur a décidé de faire ces enquêtes préliminaires avec Alain Detheux, notre équipe a décidé d’opérer un mouvement en déposant ces pièces, ces documents, entre les mains du bureau du procureur.

On a apporté nos preuves à la CPI. Ce n’était pas rien. C’était rentrer pleinement dans le processus judiciaire et quitter l’incantation concernant des violations subies.

Simultanément, une décision était prise à Genève par les assemblées et le haut commissariat aux droits de l’Homme, de réunir des experts pour enquêter et vérifier si réellement des crimes contre l’Humanité avaient été perpétrés dans les villes et sur les collines burundaises. Là, je dois dire qu’il y a eu un travail considérable de la société civile, qui a surpris tout le monde. La société civile s’est mobilisée et est parvenue avec un courage inouï à amener des témoins aux équipes d’enquête. Je ne préciserai évidemment pas comment on a fait, mais les enquêteurs ont pu rencontrer des personnes venues du Burundi et d’ailleurs qui ont pu présenter des récits précis, complets, des crimes commis, y compris des récits de torture, y compris des récits détaillant la manière dont les assassinats se déroulaient. Cela a provoqué un choc, et les rapports des experts, déposés entre les mains du haut commissariat aux Droits de l’Homme à Genève ont eu un effet très important de crédibilisation de ce travail. On ne pouvait plus considérer que ce travail était fait à la légère. Tous les membres du collectif, nous garderons à jamais le souvenir impérissable de ces hommes et femmes venus témoigner au péril de leur vie.

Concomitamment et à partir de là, il y a eu diverses étapes franchies au niveau judiciaire. Le bureau de la procureure a décidé d’ouvrir des enquêtes préliminaires et le Burundi a décidé de se retirer de la CPI, croyant échapper aux poursuites. Entre la notification de retrait et le retrait effectif, il y avait un délai d’un an. Si la CPI voulait enquêter, il était préférable qu’elle prenne sa décision avant l’expiration de ce délai.

On a assisté à ce moment-là à un nouvel événement majeur : la procureure a déposé un dossier très complet pour pouvoir obtenir de la cour l’autorisation de mener des enquêtes qui puissent aboutir éventuellement à des mises en accusation. Il y eut une ordonnance très bien motivée du magistrat de la CPI saisi de la requête. Pour des raisons de sécurité, cette ordonnance avait été mise sous scellés et elle a été notifiée après l’expiration du délai [14]. Ils craignaient qu’il y ait un risque pour la sécurité des gens ou une évolution dangereuse au Burundi. Monsieur Nyamwite [15] s’est présenté à La Haye à l’expiration du délai d’un an, où il a fêté l’absence d’enquête ouverte dans le délai… Il s’est même fait photographier devant les bâtiments de la CPI pour célébrer le fait qu’il n’y aurait pas d’enquête alors qu’en réalité elles étaient déjà en cours et autorisées par les juges de la CPI...

La nouvelle de l’existence de ces enquêtes a été un coup de tonnerre. Nous étions ce jour-là toute l’équipe du Collectif participant à un colloque au Parlement européen, quand le communiqué de presse du bureau du procureur est tombé. Une équipe d’enquête a été constituée. Vous ne pouvez imaginer la joie et les centaines de message venus du monde entier pour soutenir le collectif et son travail. En fait, ce sont nos témoins qu’il fallait féliciter car c’est eux et eux essentiellement qui ont porté le fer dans la plaie des criminels.

Comme avocats de tant de parties civiles, nous avons décidé de collaborer avec les équipes d’enquête mises en place, tout en veillant à observer un énorme devoir de réserve, parce que nous ne voulons pas que quiconque puisse dire que cette enquête est notre enquête. Nous voulons absolument que ce soit une enquête impartiale réalisée par des officiers de police qui n’ont de comptes à rendre à personne et qui mènent le travail jusqu’où il doit être mené.

Par contre nous avons une capacité à nous déployer qui est considérable. On a reçu la confiance de la population. Il y a beaucoup de questions liées à la sécurité, il faut préserver l’intégrité physique des gens, des témoins qui ont leurs familles présentes au Burundi. Ce n’est pas un dossier simple. Ce n’est pas un dossier où nous nous reposons, humainement et intellectuellement. Il met en jeu des choses considérables.

Maître Alain Detheux : Ce qui est très important et qui est notre souci est de veiller à la sécurité des familles. Il faut être très très prudent. À notre connaissance, jusqu’à présent, personne n’a été inquiété par les autorités. Nous n’avons pas à déplorer d’autres victimes parmi les victimes. On sait que certains opposants, certains avocats, face à la difficulté de l’exil, sont rentrés au Burundi, et ils pourraient être mis sous pression par le pouvoir. On doit être très prudents. Raison pour laquelle on cloisonne l’information. On est une équipe soudée avec une discipline importante. Le fait que ces personnes victimes soient inscrites dans cette procédure ne les protège pas. Vu le nombre d’assassinats et de disparitions, on peut dire que le gouvernement ne s’embarrasse de ce type de choses.

Bernard Maingain : Pour que vous voyiez bien les enjeux, quand il y a eu la décision prononcée par la chambre de la cour pour autoriser les enquêtes, on a assisté à des assassinats de personnes qui, selon notre réseau d’informateurs, étaient susceptibles de témoigner : des Imbonerakure qui avaient participé à des opérations, des « petites mains ». Cela a toujours été le cas, mais là, c’était un problème majeur.

On connaît le modus operandi. Les commanditaires et les personnes dirigeant la chaîne de commandement se cachent et les petits dont on a exploité la misère et les faiblesses sont liquidés. L’angoisse de perte de vies humaines est permanente.

Quels faits, quelles analogies vous permettent de dire que vous avez le sentiment de revivre au Burundi ce que vous aviez vécu au Rwanda au début des années 1990 qui ont précédé le génocide des Tutsi rwandais ?

Bernard Maingain : Je vis avec le Burundi des phénomènes forts, conformes à ce que j’ai vécu au Rwanda dans les années 90.

Ici aussi, il y a tant de meurtres, de disparitions, comme celles que j’ai déjà vécues. J’ai ramené, par exemple, au début des années 90, les dossiers sur les massacres des Bagogwe à Bruxelles, grâce à des personnes qui étaient ici à Kigali et qui seront assassinées pendant le génocide. Je pense notamment à Évariste Sissi pour le dossier des Bagogwe. Je revis ce climat de perte de valeur, de perte de respect du corps et des humains.

En revanche sur la question du rapport Hutu/Tutsi je vis quelque chose de différent. La société civile, l’opposition, a tout fait pour ne pas laisser glisser le pays et la population vers un nouveau cycle de violences interethniques, mais, en même temps, je l’ai déjà dit et je le maintiens, il y a quelque part quelque chose de l’ordre du processus génocidaire qui est en cours. Je vous en donne deux exemples tout simples : les quotas sont réinstaurés pour le recrutement des personnels des ONG. On commence à arracher leurs propriétés à des gens qui sont des Tutsi très modestes, très humbles, qui n’ont que très peu de moyens de subsister sur les collines. Or, si je reprends les critères des travaux de Gregory Stanton [16], qui a parfaitement décrit les étapes du processus génocidaire : l’identification du groupe victimaire puis la stigmatisation ; progressivement on fait porter le poids d’une idéologie de destruction sur le groupe cible, puis on commence à s’attaquer au droit à l’emploi, aux propriétés, on appauvrit les cibles et on les accuse du sort qu’on leur réserve ; on crée un climat d’insécurité. On a aussi eu des vidéos, très parlantes, d’appels au meurtre : une personnalité burundaise a lancé un appel à « finir le travail » en utilisant les mêmes mots qui ont été utilisés au Rwanda. La société civile résiste mais le poison est à nouveau instillé dans les esprits.

Je dis avec fermeté que le processus génocidaire est identifiable et on doit à la résistance de la population le fait que, à ce jour, ce processus ne prenne pas. Maintenant, si on suit les activités sur le plan militaire, on voit que ce régime a accueilli des FDLR et a tissé des liens avec d’autres groupes armés qui sont basés au Congo. Tout ça crée un rassemblement de forces qui est quand même fort inquiétant et qui va dans le sens de la recrudescence de l’idéologie génocidaire.

La tragédie du Burundi, qui était aussi celle du Rwanda, est que c’est un pays qui ne pèse pas lourd dans la communauté internationale. Pour moi les Nations-Unies sont un lieu bien triste où il y a beaucoup de marchandage diplomatique et/ou il n’y a personne qui lève la main pour faire du Burundi un enjeu porté puissamment devant le conseil de sécurité des Nations unies [17]. L’analogie avec le Rwanda des années 90 est aussi parlante sur ce plan.

On a longuement alerté le gouvernement belge sur les enjeux burundais, et les Belges ont la mémoire de ce qui s’est passé au Rwanda, comme nous l’avons vu avec la déclaration de Charles Michel lors du 25ème anniversaire, à qui je rends hommage pour ce qu’il a dit. Je pense qu’on a eu une écoute attentive de la part de la diplomatie belge sur ce plan-là. L’Europe a pris des mesures fortes mais comment interpréter l’ouverture récente de la France. Encore un élément d’analogie…

Alain Detheux : Beaucoup de réfugiés de la première crise de 2015 ont été accueillis en Belgique.

Peut-on faire un parallèle entre les Imbonerakure du Burundi et les Interahamwe rwandais du début des années 90 ?

Bernard Maingain : Le premier élément fondamental est de noter que du point de vue des Nations-Unies, les Imbonerakure sont une milice ; une milice dont les Nations-Unies ont demandé le démantèlement. C’est un fait lourd. Un homme politique belge, et un véritable ami, Monsieur Labille, m’a dit que lorsqu’il a parlé des milices Imbonerakure au Président, Monsieur Nkurunziza avait dit « il faut que jeunesse se passe ». Drôle de jeunesse !

Le deuxième élément : on nous a informés qu’avant la répression on allait donner aux meilleurs éléments de la milice des vêtements de police pour qu’ils participent à la répression des manifestations. Et tout ce que les personnes exfiltrées de la Documentation nous ont dit s’est avéré exact. La police a été effectivement infiltrée par des éléments de la milice.

Troisième élément : la milice a été armée et a commencé à mener des opérations en République Démocratique du Congo. Sur ce plan, rappelons-nous des dénonciations si courageuses de Pierre Claver Mbonimpa qu’on lui a fait payer si chèrement par les assassinats qui ont frappé sa famille et par la tentative d’assassinat qui l’a frappé dans sa chair et l’a forcé à une hospitalisation de longue durée, sans compter des mois de revalidation si courageuse.

Les Imbonerakure ne sont pas une organisation de jeunesse. Il s’agit bien d’une milice, et c’est une milice dont le pouvoir espère qu’elle puisse être plus dure idéologiquement que les forces légales, constituées au sein de l’appareil d’État.

Maintenant, je dois apporter une précision importante parce que ça ne correspond pas tout à fait avec ce que j’ai vécu au Rwanda dans les années 90 : aujourd’hui nombre de ces jeunes se posent beaucoup de questions.

Alain Deteux : Beaucoup sont enrôlés de force ; ils subissent des pressions pour rejoindre la milice avec ce discours : « soit tu es avec nous, soit tu es contre nous  ». Ils pourraient basculer dans le bon sens parce qu’ils ne sont pas forcément convaincus.

Cette milice est inquiétante. Il y a des vidéos où on les voit défiler en rang militaire, chantant des chansons appelant à violer les femmes plutôt Tutsi pour faire des petits Imbonerakure.

Bernard Maingain : Nous cherchons à pousser ces jeunes à avoir un débat de conscience et à rester en lien avec des gens qui peuvent les aider à sortir de cet enfermement. Ce n’est pas un travail facile, mais il est mené par un certain nombre de nos amis et par la société civile. Ce qui est intéressant c’est que certains de ces jeunes parviennent à accepter de parler aux équipes des enquêteurs et donc à montrer la réalité de ce qui est en cours. C’est aussi un travail important.

L’histoire de la vidéo de Karuzi est à cet égard très intéressante. Avec l’aide d’amis on est parvenu à exfiltrer des jeunes Imbonerakure de Karuzi, qui sont venus dans un premier temps témoigner anonymement, et qui ont ensuite accepté de témoigner à visage découvert. On a donc déposé en audience des témoignages qui sont assez forts. L’un d’eux témoigne de la consigne qu’il faudra commencer le travail s’il arrive quelque chose au Président – je vous dis ça pour l’analogie historique qui est très frappante.

On a réfléchi à la façon dont on allait concevoir la défense et on s’est dit qu’il était fondamental qu’on aille à l’audience et qu’on collabore pleinement à la manifestation de la vérité devant les juges français parce que si les avocats qui exigent que des criminels rendent compte devant la justice n’acceptent pas eux-mêmes les vertus du système judiciaire, il y a une perte de repère éthique.

En même temps, on a choisi de faire un récit qui recontextualise pleinement la vidéo [18]. Nous avons été acquittés avec une très belle motivation sur le fond. [19] La partie adverse a interjeté appel mais le parquet a refusé de suivre l’appel. La cause sera à nouveau plaidée fin novembre.

La langue parlée dans la vidéo est le Haoussa. La vidéo a été utilisée dans le cadre de la formation des Imbonerakure, nous avons obtenu les dates de son utilisation fin décembre. On leur expliquait comment gérer les choses. La vidéo montre qu’on lie les corps par-derrière, qu’on décapite, qu’on arrache le cœur, et nous retrouvons des corps ligotés et torturés de la même façon. Est ce un hasard ?

Cette vidéo a été tournée par qui et pourquoi ?

Bernard Maingain : Je ne sais pas. La chose qui m’a marqué et qui a marqué tout le monde, c’est que les corps retrouvés à la même époque au Burundi portent les mêmes caractéristiques que les corps sur la vidéo. Et j’ai produit en justice les photos montrant que les corps des gens torturés au Burundi se retrouvaient dans la même situation que dans la vidéo.

Comme l’a très bien décrit l’écrivain David Gakunzi, l’enjeu du procès est aussi le détournement du droit de la presse en France pour transformer des bourreaux impunis en victimes. Nous avons le devoir de rester debout face à tout cela, surtout comme défenseurs des victimes.

La transmission de la vidéo aurait pu aussi être une manœuvre d’intoxication pour vous discréditer.

Bernard Maingain : C’était possible. Mais dans ce cas, je n’y crois pas. Par contre Pierre Claver Mbonimpa a été victime d’une véritable intoxication. Il avait fait une enquête sur les entraînements des Imbonerakure dans le camp de Kiribat Andes. Il avait fait toute une investigation et constitué un dossier. Et Nyamwite, informé de ce travail d’investigation, est parvenu à faire mettre dans le dossier quelques photos qui étaient fausses en utilisant des complices pour décrédibiliser l’enquête de Pierre Claver. Heureusement la manipulation a échoué.

On est dans une guerre totale, il ne faut pas se tromper. Pour le gouvernement burundais, c’est un enjeu considérable. Mais nous on a une « dorè tiesse », une tête dure comme on dit en wallon, dans les Ardennes, dont une partie de ma famille est originaire, et on ira jusqu’au bout, calmement, tranquillement.

De quels soutiens militaires et politiques extérieurs le gouvernement du Burundi bénéficie-t-il aujourd’hui ? Il y a quelques années, en mai 2015, Matthew Lee de Inner City press rappelait qu’avec Hervé Ladsous, certains des moyens du DPKO (Département des Opérations de maintient de la Paix de l’ONU), neuf millions de dollars auraient été détournés au profit de Nkurunziza notamment pour la fourniture de grenades au régime, alors même que les radios de l’opposition étaient justement attaquées à la grenade.

Bernard Maingain : Je pense que la question du soutien de la France ne se pose pas dans les mêmes termes au Burundi en 2019 et au Rwanda en 1990, même si certains reproduisent des schémas de lecture obsolètes.

Mais effectivement il y a des filières de détournement. Je préfère ne pas en parler parce qu’on a pas d’informations précises. Mais je peux vous mettre en contact avec un journaliste qui pourra vous donner des informations précises.

Ce que je peux vous dire, c’est qu’un régime comme celui-là, qui est dans un tel effondrement, ne peut pas se maintenir s’il n’y a pas des conditions géopolitiques qui permettent sa survie. Peut-être la découverte de certaines ressources minières sur son territoire renforce-t-elle la cécité de certains…

Vous avez dit que les radios burundaises indépendantes bénéficiaient de soutiens financiers étrangers.

Bernard Maingain : Elles étaient soutenues par des financements de coopération technique. Tout ce qui est financement de la société civile est clair.

Nous, le collectif, nous sommes dans une position différente. Nous nous situons dans la guerre judiciaire, qui n’est pas loin de la guerre tout court. Personne ne se mouille beaucoup à ce niveau. Nous survivons dans un bénévolat indigne des enjeux de justice, mais soit…

Vous avez parlé à plusieurs reprises de la “ société civile ”, cette expression a été utilisée à mauvais escient en RDC, que mettez-vous sous le terme de “ société civile ” ?

Bernard Maingain : Au Burundi la société civile était une structure très organisée et très vivante avant les évènements de 2015. L’APRODH de Pierre Claver Mbonimpa [20], la conférence des évêques, les sociétés d’avocats, les organes de presse étaient très actifs sur le terrain. Il y avait également des associations de femmes, Maggy Barankitse qui accueillait des orphelins, l’ACAT, le FOCODE... On avait des organisations bien structurées associées à des personnes bien identifiables. Et ces mêmes personnes ont été dans le collimateur du régime immédiatement après les évènements du 13-15 mai 2015. La plupart sont en fuite.

Alain Detheux : C’est eux qui encadraient les manifestations pacifiques de mai 2015 contre un troisième mandat du Président Nkurunziza.

Bernard Maingain : Les manifestations ont été globalement très pacifiques. Il n’y a pas eu de pillage. C’était un grand élan populaire qui a été brisé par une répression violente.

D’après vous, quelles sont les perspectives pour le Burundi ?

Alain Detheux : Il va y avoir des élections présidentielles. La question se pose du quatrième mandat ou de la succession de Nkurunziza de même que celle de l’organisation d’élections libres ou non. Il va se passer beaucoup de choses.

Bernard Maingain : Personnellement, je veux me cantonner au mandat judiciaire. Le destin politique du peuple burundais lui appartient et nous serions bien prétentieux de nous en mêler. Ce temps est révolu et ce ne fut jamais ma vision des choses.

Du point de vue judiciaire, je voudrais faire un message important. Qu’il y ait où non des mises en accusation, ce travail d’enquête va créer un matériau qui, dans la mémoire du peuple burundais, est déjà inaltérable. Nous allons sortir de la nuit, de la peur et nous allons apporter un récit des événements, maison par maison, rue par rue, famille par famille, ce qui va permettre d’offrir au peuple Burundais d’aujourd’hui et demain, aux générations présentes et futures, un formidable écrin d’une histoire qui leur appartient.

L’étape numéro un est en cours. Évidemment nous souhaitons qu’avec rigueur les personnes qui ont été dans la chaîne de commandement et qui ont participé aux crimes rendent des comptes. Donc nous attendons que des mandats d’arrêt soient délivrés. Nous ne prenons pas position, nous accordons aux enquêteurs et au bureau du procureur la confiance que les victimes doivent accorder à des représentants d’une organisation judiciaire internationale pour la gestion d’un dossier judiciaire.

Nous aurions de loin préféré mener ce dossier devant une juridiction burundaise mais l’institution saisie existe et il n’y a aucune raison que les victimes renoncent à cet ultime recours, à cette ultime espérance.

Après il y aura l’organisation de la défense et la représentation des victimes en justice, mais on n’en est pas encore là. La victoire qu’on a pu obtenir est que ces enquêtes sont en cours. Que les officiers en charge des enquêtes sachent qu’on les regarde et qu’on a confiance, comme toute partie civile, mais ils doivent être professionnels et aller au fond des choses.

Nous connaissons ce fond et nous leur y donnons rendez-vous pour casser, par la Justice, le cycle de l’impunité. Les vieux militants de l’ANC réclamaient justice après l’apartheid et l’histoire leur a donné raison car la résilience et la réconciliation se bâtissent à l’ombre de l’État de Droit et de la Justice.

C’est notre vœu le plus cher comme collectif de défense des victimes.

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Entretien réalisé à Kigali le 8 avril 2019

La Rédaction de La Nuit rwandaise. Michel Sitbon (direction de publication), Bruno Gouteux (rédaction en chef) et le comité de rédaction : Bruno Boudiguet, Jean-Luc Galabert, Cyril Hauchecorne, (...)
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 5/03/2020

[1Entretien réalisé à Kigali le 8 avril 2019

[2Jean-Baptiste Bagaza, président du Burundi de 1976 à 1987, décédé en 2016.

[3Service national de renseignement (SNR).

[4Le Dr Kassi Manlan a été assassiné dans la nuit du 20 au 21 novembre 2001 à Bujumbura.

[5Pierre Nkurunziza, a été élu pour la première fois Président de la République du Burundi le 19 août 2005.

[6Président du 30 avril 2003 au 26 août 2005. Pendant ce mandat Nkurunziza exerçait la fonction de ministre de la bonne gouvernance et de l’inspection générale de l’État du gouvernement de transition.

[7Vice-président entre le 30 avril 2003 et le 11 novembre 2004.

[8Les deux hommes d’État furent arrêtés et incarcérés le 31 juillet 2006.

[9Journaliste fondateur de Radio Publique Africaine en 2000, Alexis Sinduhije est devenu une figure montante de l’opposition après avoir fondé le MSD (Mouvement pour la solidarité et le développement).

[10Avocat.

[11Journaliste, directeur du journal en ligne Netpress.

[12Animateur de l’OLUCOME, principale association engagée dans la lutte contre la corruption au Burundi.

[13Sur cet évènement lire « journal d’un juge constitutionnel » https://www.iwacu-burundi.org/journal-dun-juge-constitutionnel/

[14Monsieur Willy Nyamwite était alors conseiller spécial et attaché à la communication du président. Son frère, Alain, fut le Ministre des Affaires étrangères. Il sera limogé de ses fonctions de chef de la diplomatie au motif d’avoir laissé se dégrader l’image du Burundi sur la scène internationale en avril 2018 et remplacé par Ezéchiel Nibigira, l’ancien patron des Imbonerakure, la ligue des jeunes du parti CNDD-FDD.

[15Le retrait du Burundi de la CPI a pris effet le 27 octobre, mais celle-ci reste « compétente à l’égard de crimes qui auraient été commis pendant que le Burundi était un État parti au Statut de Rome », traité fondateur de la Cour.

[16Cf. « The ten Stages of genocide » Dr Gegory Stanton, President of Genocide Watch, The Alliance to End Genocide http://www.genocidewatch.org/genocide/tenstagesofgenocide.html

[17Rappelons que la France est « penholder » au Conseil de sécurité pour le Burundi, comme pour le Mali, le Centrafrique, la Côte d’Ivoire, la RDC et le Liban. Comme son nom l’indique, le penholder rédige les résolutions, et de fait conduit la politique de l’Onu.

[18L’audience devant la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris s’est déroulée les 24 et 25 janvier 2019.

[19La plainte pour diffamation déposée par Pierre Nkurunziza à l’encontre de l’avocat belge Bernard Maingain, de l’écrivain burundais David Gakunzi et de la chaîne France 3 a été rejetée par le tribunal correctionnel de Paris le 5 avril.

[20Association Burundaise pour la protection des Droits Humains et des personnes Détenues.